Volker Türk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, est l'invité de 7h50. Il revient sur la page qui s'ouvre pour la Syrie après la chute de Bachar al-Assad, celle de la reconstruction. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-11-decembre-2024-4765220
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00:00Bonjour Paul Gertrucq, le régime de Bachar el-Assad est tombé dimanche.
00:05Depuis, les journalistes occidentaux se ruent à Damas, les Syriens parlent, filment, partagent
00:11leurs images sur les réseaux sociaux.
00:13Chaque jour de nouvelles atrocités nous parviennent, les portes de la prison de Sennaïa semblent
00:19s'ouvrir sur l'enfer.
00:20Ces images vous ont-elles fait découvrir vous-même des choses que vous ignoriez ?
00:27En fait, nous on a, depuis des années, depuis 14 ans presque, on a documenté tout ce qui
00:32se passe en Syrie et on a toujours mis le monde en alerte en ce qui concerne les violations
00:40graves qui se passent chaque jour, y inclut la torture dans les prisons.
00:44Et oui, ce qui se passe maintenant c'est justement cet enthousiasme de la part de la population
00:54de retrouver leurs membres de famille, de voir, d'espérer, d'avoir des aspirations.
01:01Mais les enquêteurs de l'ONU n'avaient pas le droit de venir enquêter sur place, étaient
01:05interdits d'entrer dans le pays.
01:07On n'avait pas accès au pays, j'espère maintenant, et je vais essayer de déployer le plus vite
01:15que possible mes collègues, mais bon, bien sûr, il faut qu'on négocie ça, mais j'espère
01:21que ça va, et il faut aussi, ça c'est très important, il faut absolument préserver
01:28les documents et toutes les preuves, parce que c'est important pour les judiciaires
01:35et pour la responsabilité.
01:37Alors quand vous dites le plus vite possible, c'est-à-dire que c'est important, que c'est
01:41une question de temps pour que l'enquête porte ses fruits, pour que les scènes de
01:45crimes soient exploitables ?
01:47Exactement, c'est-à-dire qu'il faut faire ce travail de préservation des preuves, parce
01:57que comme vous dites, ce sont des scènes de crimes et il faut le faire avec toute vigilance
02:02et avec prudence.
02:03Qui doit, selon vous, rendre des comptes sur ce qui a été commis en Syrie ?
02:08Alors c'est clair qu'il faut rétablir un système juridique et un système d'état
02:13de droit en Syrie, c'est-à-dire que c'est une réforme énorme qui doit se faire.
02:17Il y inclut la justice, c'est très tôt, il faut voir qui est en charge, qui va remettre
02:25ça.
02:26Et il faut aussi, justement, ça c'est un peu notre travail aussi de la jurisdiction
02:33universelle, parce qu'il y aura certainement aussi des gens qui ont commis des crimes qui
02:38sont ailleurs, à l'étranger, et il faut trouver des mesures pour qu'ils soient mis
02:45à la justice.
02:46Et justement, pour cela, il faut cette documentation, il faut avoir les preuves, il faut préserver
02:53les preuves et il faut les fournir au système judiciaire qui va regarder ces cas.
03:01C'est-à-dire qu'en fait, vous vous appelez à une combinaison entre une justice locale,
03:06une justice syrienne, qui doit se rétablir, et une justice pénale internationale.
03:13Un mélange des deux.
03:15Bachar el-Assad est lui-même sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis
03:20par la justice française en juin dernier pour son implication sur les attaques aux
03:25armes chimiques qui avaient été perpétrées en 2013.
03:28Alors, on sait que Bachar el-Assad et une partie de son clan sont en Russie, qu'il
03:35bénéficie là-bas de la protection des services secrets, qu'il jouisse d'une immense
03:39fortune.
03:40Vous pensez sérieusement qu'un jour on verra Bachar el-Assad arrêté, qu'on verra
03:44Bachar el-Assad jugé ?
03:45On ne sait jamais.
03:46On ne sait jamais ?
03:47On ne sait jamais.
03:48Et je pense que…
03:49C'est une réponse optimiste ?
03:50C'est une réponse qui est aussi informée par ce que l'on a vu dans d'autres…
03:56C'est Pinochet, qui a pensé que Pinochet, à un moment donné, serait arrêté.
04:02Il était arrêté en Angleterre.
04:04On a d'autres exemples aussi.
04:07Si vous regardez même l'histoire, pendant le nazisme, il y avait quand même des criminels
04:14qui étaient, à un moment donné, mis devant la justice.
04:20Certains d'ailleurs ont fui en Syrie.
04:22Certains se sont cachés en Syrie, comme Aloïs Brunner s'est caché en Syrie pendant très
04:25longtemps.
04:26Alors, on ne peut jamais dire qu'il n'y a pas la justice qui, à un moment donné,
04:29va faire son travail.
04:31Donc, on ne peut pas imaginer que, tant qu'il est protégé par Vladimir Poutine, il ne
04:37craint rien.
04:38C'est-à-dire ? C'est pas réaliste actuellement, mais à un moment donné, je n'exclurai pas
04:43cette possibilité.
04:44Au-delà de Bachar, la justice française avait aussi émis des mandats d'arrêt contre
04:49le frère redouté du dictateur, mais aussi deux généraux qui faisaient partie de son
04:55clan rapproché.
04:56Au cœur de la machine, on dénombre une multitude de responsables.
05:01Est-ce que, selon vous, la plupart d'entre eux se trouvent toujours en Syrie ?
05:05C'est très difficile à dire, mais je suppose qu'actuellement, tous ceux qui sont responsables
05:14pour une commission des crimes très importante, je suppose qu'ils ne vont pas rester nécessairement
05:19en Syrie.
05:20Alors, il faut faire tout pour les attraper et pour les mettre à la justice.
05:24Les rebelles qui ont pris le contrôle, là pour l'instant, du gouvernement syrien,
05:31appellent à publier les noms de ce qu'ils appellent, eux, évidemment, des criminels
05:36de guerre.
05:37Ils annoncent publier des listes.
05:39Est-ce que ces méthodes vous conviennent ? Est-ce que c'est un début de processus
05:45vers la justice ? Est-ce qu'au contraire, c'est le risque d'une épuration sauvage ?
05:49Alors, c'est clair qu'on doit avoir un système juridique qui fonctionne, qui est en conformité
05:56avec les droits de l'homme et qui répond à toute preuve qui, j'espère, est documentée
06:06maintenant pour mettre ceux qui ont commis des crimes devant la justice.
06:14Je pense que ça peut être des gens de l'ancien gouvernement, ça peut être aussi des gens,
06:20des leaders, des groupes armés, s'ils ont commis des crimes, des exactions, il faut
06:25faire ce travail.
06:26Mais est-ce que vous avez peur d'une justice qui ressemble à la vengeance, à l'épuration
06:30sauvage en réalité ?
06:31Alors, c'est clair qu'on est dans une situation très fagile.
06:34Il y a des risques et il faut faire tout pour qu'on évite ces risques.
06:39Tout c'est quoi, par exemple ?
06:40Par exemple, il faut essayer d'avoir surtout un processus politique inclusif qui consiste
06:48à rassembler toute la société civile, la participation des minorités, la participation
06:55des femmes dans ce processus politique, mais aussi, bien sûr, les jeunes, les réfugiés
07:04qui sont dans des pays tiers et qui doivent, en fait, ce processus politique doit mener
07:12à une vision d'une Syrie libre.
07:15Ça, j'entends bien, mais est-ce qu'on ne peut pas imaginer dans ce pays qui est en
07:21pleine explosion, qui s'ouvre après des décennies de pouvoir Assad, est-ce qu'on ne peut pas
07:27imaginer une explosion de haine vis-à-vis des anciens tenants de l'autorité gouvernementale,
07:35vis-à-vis des militaires ?
07:36Non, je pense que c'est clair qu'il y aura des émotions extrêmement fortes, mais il
07:42faut se concentrer justement de repartir de la Syrie.
07:45Et il faut le faire d'une façon et il faut ancrer ça dans le respect des droits humains
07:52parce que les réfugiés syriens, parce que j'ai parlé avec eux pendant des années,
07:59quand ils étaient en exil, ou quand ils sont toujours en exil d'ailleurs, et ce que j'ai
08:04toujours ressenti d'eux, c'est ce sentiment de droit de l'homme, le respect pour le droit,
08:13et je pense que c'est quand même une des choses qui vont... et aussi la population
08:19qui y est restée.
08:20C'est-à-dire que pour vous, c'est une aspiration très forte du peuple syrien ?
08:23C'est une aspiration très forte que j'ai sentie de la part de la population syrienne.
08:26Et l'arrivée au pouvoir d'islamistes, ça vous inquiète ?
08:29C'est-à-dire, il faut voir ce qu'ils font maintenant, c'est-à-dire, il y avait des
08:33déclarations qui nous donnent l'impression qu'ils vont, j'espère, respecter, mais il
08:39faut voir ça en réalité.
08:42Il faut, comme j'ai dit, il y a aussi des risques et c'est une situation très fragile.
08:48Et plusieurs pays occidentaux suspendent l'accord de visa, là on parle de droit d'asile, mais
08:54il y a déjà des pays où on se demande s'il n'est pas temps de renvoyer les réfugiés
08:58syriens chez eux.
09:00Qu'est-ce que vous en pensez ?
09:01Alors, ce n'est pas le moment de...
09:03Enfin, il faut être guidé par ce que la population réfugiée est en train de vivre.
09:14Je le connais parce que j'ai parlé avec des centaines de réfugiés syriens au fil des années.
09:22Et je sais qu'un de leurs désirs, c'était toujours de retourner dans leur pays.
09:27Mais une fois qu'il y a des conditions de sécurité et des conditions de dignité.
09:31C'est trop tôt.
09:32Et pour le moment, je pense que c'est très trop tôt et je sais, j'ai vraiment confiance
09:36en eux de savoir quand est le moment pour eux de retourner.
09:41Merci, Volker Dürk.
09:43Merci beaucoup.