• il y a 2 ans
"J'aime l’idée que l'existence soit un voyage."
BRUT PHILO. ‘Penser contre soi-même’, c’est le titre du nouveau livre de Nathan Devers. Pour lui, notre identité n’est pas figée : on peut se réinventer et d’une certaine façon naître plusieurs fois au cours de sa vie.
Transcription
00:00A quel âge êtes-vous né ?
00:01C'est une question simple et en même temps difficile.
00:05Parce que tout l'objet de mon livre, c'est de dire que la naissance,
00:08c'est pas seulement un événement.
00:10Évidemment que c'est un événement datable, qu'on a tous une date de naissance.
00:13Et à ce compte-là, je suis né à l'âge de 0 ans, en 97.
00:18Mais tout l'objet de mon livre, c'est de dire que la naissance,
00:20c'est avant tout un fait de l'existence.
00:23On n'a rien choisi dans la naissance.
00:24Personne n'a jamais été consulté pour naître.
00:27Personne a encore moins été consulté pour savoir s'il voulait naître à telle ou telle époque,
00:32dans tel ou tel milieu social.
00:33Personne n'a choisi par exemple de naître dans une famille où on croit en Dieu,
00:37ou on ne croit pas en Dieu.
00:37Ça veut dire que l'essentiel de notre vie se fait sans nous.
00:40Imaginons que je te laisse le choix de revenir en amont de ta naissance,
00:44et de choisir de naître absolument n'importe quand.
00:46De naître absolument n'importe où.
00:48Tu peux naître, je sais pas, dans la Grèce antique,
00:50tu peux naître en Inde, tu peux naître dans 3 siècles,
00:52tu peux naître par le passé, tu peux naître dans telle ou telle,
00:53vraiment n'importe quelle situation.
00:56Accepterais-tu de le faire ?
00:58Bon alors là déjà on pourrait distinguer, ce serait intéressant de voir,
01:00il y aurait peut-être des gens qui diraient,
01:01moi je n'aimerais pas tellement naître là où je suis né,
01:04à une autre époque, dans une autre famille, etc.
01:06Mais surtout, ce que je voulais mettre en relief en posant cette question,
01:10c'est qu'à partir du moment où on pose cette question,
01:13on est obligé, presque mécaniquement,
01:16de prendre une certaine forme de distance
01:18par rapport à la manière dont on concevait jusqu'alors notre identité et notre existence.
01:22De voir qu'elle n'est pas un dû,
01:23de voir qu'elle n'est pas quelque chose qui est tombé du ciel de manière absolue,
01:26mais de voir précisément que l'identité,
01:29elle est façonnée de mille altérités possibles.
01:32D'abord l'altérité du fait que, encore une fois,
01:34j'aurais pu naître dans un autre corps, dans une autre existence,
01:37et donc avec une autre perspective.
01:39Se rendre compte que la plupart des idées qu'on a,
01:41et qu'on tient pour des choses, des vérités absolues,
01:44des vérités éternelles, et notamment sur le plan de la foi,
01:47sur le plan spirituel, sur le plan philosophique,
01:49on aurait pu défendre sans doute les idées absolument inverses
01:53si on était né dans un conditionnement différent,
01:55et si on avait été prisonnier de ce conditionnement.
01:57Une fois qu'on a pris ce sentiment de vertige,
02:01ce n'est pas pour arriver à la conclusion d'un relativisme total,
02:04et de dire finalement tout se vaut,
02:06toutes les idées se valent, toutes les positions se valent,
02:08il n'y a absolument aucune idée qui va susciter ma préférence
02:12ou vers laquelle je vais m'orienter, ce n'est pas ça.
02:14Mais c'est en revanche d'essayer de faire vraiment le deuil
02:17de la conception de l'identité comme quelque chose d'exclusif,
02:21comme quelque chose de prédéterminé,
02:23et comme quelque chose d'absolu.
02:25Et justement ce deuil-là, d'ailleurs je ne devrais même pas employer le mot de deuil,
02:28parce qu'une fois qu'on a découvert que l'existence n'était pas prisonnière
02:33du carcan d'une identité absolue,
02:35c'est plus une immense découverte,
02:37c'est plus un grand printemps qu'un deuil.
02:39Une fois qu'on a fait ce deuil-là,
02:41on se rend compte que nos identités elles sont à nous,
02:43que nos identités elles sont mouvantes,
02:45qu'elles sont dynamiques, et qu'elles sont à écrire.
02:47Une question qui m'est venue en lisant votre livre,
02:49puisque vous le dites,
02:52vous dites qu'on peut naître après sa naissance, quelque part.
02:55Mais du coup, je me suis dit, en vous lisant,
02:57que si on peut naître après sa naissance,
02:59est-ce qu'on peut mourir avant sa mort ?
03:04C'est une bonne question.
03:06Je dirais que oui.
03:08Je dirais que la mort, de la même manière,
03:10il faut vraiment distinguer deux choses quand on parle de la mort.
03:12D'abord le décès,
03:14le décès au sens biologique du terme,
03:16le moment où le corps cesse d'agir,
03:18l'électroencéphalogramme plat,
03:20le cœur qui cesse de battre,
03:22et le décès qui est une date contingente,
03:24on ne la choisit pas, sauf dans certains cas,
03:26mais sinon on ne la choisit pas,
03:28on ne la prévoit pas, et elle tombe.
03:30Et donc à partir de là, notre décès,
03:32c'est un moment qui serait perçu
03:34comme une extrémité de notre existence.
03:36Mais ça ce n'est pas ce que j'appellerais la mort.
03:38La mort c'est davantage
03:42une configuration,
03:44une structure de notre existence,
03:46qui est présente, qui est contemporaine
03:48à la réalité de notre vie,
03:50et qui est le fait qu'on vit
03:52avec le présentiment,
03:54avec le présavoir,
03:56du fait que, un,
03:58on se dirige vers un décès qu'on ne peut pas prévoir,
04:00et deux, surtout, ce qui est beaucoup plus radical,
04:02beaucoup plus fondamental dans cette question,
04:04c'est que nous sommes dépassables.
04:06C'est que nous sommes dépassés, dans tous les sens du terme.
04:08Nous sommes dépassés par des questions
04:12qui sont infiniment plus élevées que nous,
04:14et auxquelles on ne va jamais réussir à répondre.
04:16Nous sommes dépassés dans le temps,
04:18au sens où il faut accepter de vivre avec cette idée
04:20qu'il ne restera rien de nous,
04:22à part peut-être quelques souvenirs,
04:24quelques générations, etc.,
04:26mais qu'à un moment de toutes les manières,
04:28il ne restera rien de nos identités,
04:30et c'est ça ce que j'appellerais la mort.
04:32La mort est présente dans nos histoires d'amour,
04:34dans notre rapport au travail,
04:36dans nos moments d'ennui,
04:38dans notre vie quotidienne, etc.
04:40La mort est présente dans la totalité
04:42de notre existence.
04:44Est-ce qu'on peut mourir avant sa mort ?
04:46Oui, on meurt avant sa mort.
04:48On est toujours mourant, en quelque sorte.
04:50Dans votre livre, il y a quelque chose qui m'a fait sourire.
04:52Vous dites que dans votre appartement,
04:54il y a quelques meubles Ikea, c'est tout.
04:56C'est-à-dire que dans votre appart, c'est vide, quoi.
04:58Parce que vous aimez vivre dehors, vous dites.
05:00Tout à fait.
05:02Quand j'ai emménagé chez moi,
05:04c'était il y a deux ans maintenant, je crois,
05:06il y a vraiment des meubles fonctionnels,
05:08et encore pas tous.
05:10Par exemple, je n'ai pas...
05:12J'ai un micro-ondes, mais je n'ai pas de frigo.
05:14Donc je ne mange pas, je ne me fais pas
05:16des plats sympathiques chez moi.
05:18Je fais juste des plats surgelés que je réchauffe
05:20en deux minutes et que je mange quand je rentre chez moi.
05:22Mais sinon, il n'y a que des meubles fonctionnels,
05:24et il n'y a pas d'image, il n'y a pas d'affiche,
05:26il n'y a pas de photographie, il n'y a pas de tableau,
05:28enfin, il n'y a rien du tout, et il n'y a rien de joli.
05:30Et c'est vrai que quand je reçois des amis,
05:32pour la première fois que j'ouvre la porte,
05:34ils sont tous un peu dépités de voir dans quoi j'habite,
05:36parce que c'est vraiment anonyme et c'est vraiment impersonnel.
05:38Pour aggraver mon cas, je dirais
05:40que j'aime beaucoup les chambres d'hôtels,
05:42mais vous savez, des hôtels où il n'y a rien.
05:44J'aime bien l'idée de ne jamais se sentir chez soi.
05:46Parce que se sentir chez soi dans un lieu,
05:48c'est exclusif, c'est ne pas se sentir
05:50chez soi dans les autres.
05:52Et deuxièmement, surtout, j'aime beaucoup l'idée
05:54d'être dehors. Pour moi, c'est...
05:56Quand je vous parle de ça, ce n'est pas d'un goût personnel,
05:58ce n'est pas d'un goût corporel, c'est presque
06:00une éthique de vie.
06:02Ça a l'air anecdotique, mais en vérité,
06:04quand on lit votre livre, ça ne l'est pas.
06:06Le fait que votre appartement
06:08soit quasiment vide fait sens
06:10par rapport à votre questionnement sur
06:12qui vous êtes. Je me trompe quand je dis ça ?
06:14Absolument pas. Parce que
06:16derrière ça, il y a l'idée
06:18que je refuse d'avoir
06:20un endroit qui me ressemble, que je refuse
06:22d'avoir donc une attache,
06:24au sens d'une racine
06:26locale quelconque, et surtout
06:28qui correspondrait à une certaine forme d'image
06:30pétrifiée de moi-même.
06:32Estimer qu'il y aurait des meubles, des images,
06:34des tableaux, des collections
06:36dans lesquelles je pourrais me reconnaître,
06:38c'est déjà vouloir que la manière
06:40dont je me conçois, donc que mon identité
06:42soit, si vous voulez, réverborée
06:44dans des objets, dans des choses.
06:46Et donc à partir de là, c'est déjà une manière de la pétrifier.
06:48En creux, dans votre livre, il y a la question
06:50de qui vous êtes, il y a la question de l'identité.
06:52Alors vous, c'est particulier, c'est-à-dire
06:54que
06:56dans le texte, sous la vidéo, il y aura sans doute écrit
06:58que vous êtes Nathan Devers, mais en fait, vous n'êtes pas
07:00Nathan Devers. – Exactement, c'est pas mon
07:02vrai nom, c'est pas mon nom administratif,
07:04je m'appelle Nathan Nakash, enfin je m'appelle Nathan,
07:06ça c'est pas mon vrai nom, mais
07:08en effet,
07:10Devers n'est pas mon vrai nom. Alors quand j'ai écrit
07:12mon premier livre, je tenais
07:14à l'idée d'avoir un nom
07:16d'auteur, pas du tout pour des raisons personnelles,
07:18je veux dire, pas au sens où je me serais
07:20disputé avec mes parents, où il y aurait quelque chose
07:22à cacher du côté de ma famille, c'est pas du tout ça.
07:24Pas non plus d'ailleurs pour des raisons
07:26que le nom peut paraître
07:28juif, etc., parce que d'ailleurs Nakash n'est pas un nom
07:30spécifiquement juif, il y a des gens de toutes les religions
07:32qui portent ce nom, mais parce que j'aimais
07:34l'idée qu'écrire des livres,
07:36c'était aussi, précisément,
07:38une certaine manière de se réinventer,
07:40une certaine manière d'être en quête, et une certaine manière
07:42de devenir quelqu'un d'autre. Alors pour la petite anecdote,
07:44je cherchais un nom, et c'est ma mère qui m'a appelé
07:46un soir en me disant « Oh, j'ai pensé à ce nom
07:48de Devers », donc c'est un peu comme un deuxième prénom.
07:50Mais le mot Devers, qu'est-ce qu'il veut dire ?
07:52Il veut dire « depuis vers », « from to »,
07:54je pourrais dire en anglais,
07:56et je l'ai choisi comme ça, il m'est apparu
07:58tout de suite, je me suis dit « Mais voilà, je veux
08:00ce mot de Devers », parce que c'est
08:02comme une sorte de cristallisation, de résumer
08:04du parcours, du voyage qu'est l'existence
08:06humaine. On part de quelque part
08:08qu'on n'a pas choisi,
08:10on ne sait pas d'ailleurs toujours exactement d'où
08:12on est parti, et on sait encore moins où on va.
08:14Et on doit l'inventer, et justement, il me semblait
08:16que Devers était un nom qui exprimait cette souplesse-là.
08:18Dans mon livre, il y a une métaphore qui revient énormément,
08:20c'est la métaphore du voyage.
08:22Et fondamentalement, j'aime l'idée
08:24que l'existence soit un
08:26voyage. Un voyage, ça veut dire premièrement
08:28ne pas se sentir enraciné
08:30dans rien. Ne pas se sentir enraciné
08:32dans son identité, ne pas se sentir
08:34enraciné dans sa naissance, ne pas se sentir
08:36enraciné même dans des choses qu'on aime,
08:38même dans son pays, même dans sa langue.
08:40Évidemment, quand on écrit dans la langue française, quand on aime
08:42la poésie française, etc., on peut avoir l'impression
08:44que la langue est un foyer. Mais au contraire,
08:46se sentir en amour.
08:48L'opposition de la racine, c'est la fleur,
08:50c'est l'émerveillement, c'est la beauté.
08:52Ça, c'est la première chose de la dimension du voyage.
08:54Et la deuxième chose, et j'y insiste
08:56vraiment, c'est sentir
08:58que ce qui
09:00compte de nos identités, c'est
09:02davantage ce qu'on va en faire
09:04que ce qu'elles nous imposent. Et qu'une identité,
09:06ça ne doit pas être conçu ni comme
09:08quelque chose de coercitif, ni comme
09:10quelque chose de performatif, et encore
09:12moins comme quelque chose qui serait encore
09:14une fois une sorte de mécanisme individuel.
09:16Une identité en soi ne pense pas.
09:18Ce qui compte, c'est la manière dont nous
09:20pouvons décider de la penser, et dès lors qu'on la pense,
09:22on la fragilise, on la façonne,
09:24on la remodèle, et on la réécrit.

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