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Le philosophe et romancier Gaspard Koenig est l'invité de 8h20 de France Inter.

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Transcription
00:00Le grand entretien ce dimanche matin avec Marion Lourdes, notre invité, est un essayiste
00:06libéral.
00:07Il s'en revendique de cette pensée libérale, fondateur du think-tank Génération Libre.
00:12Un temps candidat à l'élection présidentielle, il faut imaginer qu'il a fait un tour de
00:17France à cheval sur les traces de montagne.
00:20L'année dernière, il recevait le prix Interallié pour Humus, un livre passionnant, et il publie
00:28un essai qui va faire débat, et qui fait en tout cas réfléchir.
00:32Le titre « Agro-philosophie » s'est publié aux éditions de l'Observatoire, et le sous-titre
00:38« Réconcilier nature et liberté », autant dire une problématique qui est en prise avec
00:43notre temps.
00:44Questions, interventions, chers auditeurs, au 01 45 24 7000 ou sur l'appli d'Inter.
00:51Bonjour, Gaspard Koenig, et bienvenue, c'était hier, et on va parler d'abord de Marc Bloch,
00:58puisque vous avez étudié Marc Bloch lorsque vous passiez l'agrégation, avant de parler
01:04de l'essai que vous publiez ces jours-ci.
01:06Marc Bloch au Panthéon, Marc Bloch l'historien, le résistant, c'est ce qu'annonçait hier
01:13le président Emmanuel Macron, c'est une bonne idée ou pas une bonne idée ?
01:17Je trouve un peu paradoxal pour un historien qui, au fond, a marqué l'histoire de sa discipline
01:23en s'affranchissant de la notion de grand homme, en créant avec Lucien Fèbre les Annales,
01:29qui justement veulent réinscrire l'histoire dans le temps long, dans les mécanismes sociaux,
01:33économiques, environnementaux aussi, d'être maintenant dans un cimetière qui est dédié
01:39aux grands hommes.
01:40Et puis, je trouve que ces panthéonisations sont une manière pour le pouvoir, pour l'État,
01:47de nationaliser les talents, les individus, même après leur mort, et de les mettre dans
01:52un bâtiment qui est, au fond, le cimetière le plus minéral, le plus triste qu'il soit.
01:57Donc, c'est pas…
01:59Le Panthéon ?
02:00Le Panthéon.
02:01C'est pas quelque chose… Vous savez, moi qui suis, comme vous l'avez rappelé maintenant,
02:05un écrivain de l'humus, je suis très favorable aux nouvelles techniques d'humusation qui
02:11permettent de faire disparaître la dépouille, à même la terre.
02:13Une nouvelle façon de célébrer des funérailles.
02:15Oui, et mettre les êtres humains dans ce genre de pièces en marbre ou en pierre, c'est
02:21au fond vouloir essayer de conquérir quelques décennies ou quelques siècles sur l'éternité.
02:28Et je pense pas que ça soit très judicieux.
02:31C'est assez iconoclaste, en tout cas comme point de vue.
02:34Vous trouvez quasiment que c'est absurde, donc, de panthéoniser Marc Bloch ?
02:38Encore une fois, c'est d'abord en contradiction avec sa propre pensée.
02:41Non mais à vous écouter, on a l'impression que ça participe d'une propagande officielle.
02:45Non mais l'ensemble, toute cette idée de panthéonisation, c'est-à-dire de réserver
02:49un cimetière aux grands hommes de la France, me semble assez obsolète et repose sur l'idée
02:54d'une espèce de nation totale dont les individus ne pourraient pas, au fond, s'échapper.
02:59Et tout ce qu'on ferait, on le ferait pour la France.
03:01Il y a quand même d'autres sujets, je pense.
03:03Et pour finir sur Marc Bloch, et passer évidemment à votre livre après, c'est quand même
03:07un personnage, une personnalité dont on connaît peu la pensée, qui est assez méconnue.
03:11Vous, vous êtes philosophe, on le disait, vous avez passé votre agrégation de philosophie
03:15sur lui.
03:16Pourquoi il est important ? C'est quoi l'importance de sa pensée ?
03:17C'est mon agrégation sur lui, mais encore une fois, il a renouvelé le champ des études
03:20historiques.
03:21Et puis, on cite très souvent quand même l'étrange défaite, où il essaye d'expliquer
03:27les mécanismes qui ont mené la France à prendre des mauvaises décisions.
03:30À la collaboration ?
03:31Et à l'effondrement de 1940.
03:34Pourquoi les élites se sont mal organisées, n'ont pas compris ce qui était en train
03:36de se passer.
03:37Et d'ailleurs, ce qui m'amuse, c'est que dans ce livre, il parle du grossier optimisme
03:41de la propagande officielle, qui disait que tout va bien, tout va bien.
03:44Le son irritant de ce grossier optimisme, sa timidité.
03:50Et quelque part, c'est quelque chose qu'on retrouve un peu aujourd'hui avec cette injonction
03:53à être optimiste, à ne pas être catastrophique, à ne pas trop en faire avec le climat et
03:57l'effondrement de la biodiversité.
03:59Je pense que nos élites vont subir une grosse, grosse défaite aussi, qu'on verra rétrospectivement
04:05dans les décennies qui viennent.
04:06Et vous y revenez justement dans ce livre agro-philosophie.
04:09Allez, un dernier mot sur Marc Bloch, il y a une citation que tout le monde exploite,
04:17revendique.
04:18« Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France,
04:21ceux qui refusent de vibrer au souvenir du Sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion
04:25le récit de la fête de la Fédération ». Qu'est-ce qu'elle veut dire cette phrase
04:28pour vous ?
04:29Encore une fois, cette phrase, elle s'inscrit elle-même dans le paradigme de l'État-nation,
04:37qui pour moi reste, et aujourd'hui, le paradigme de l'ère industrielle.
04:41Je pense que nos États-nations, c'est une parenthèse de l'histoire de l'humanité
04:44qui a duré deux ou trois siècles et qui n'est plus tellement appropriée pour penser
04:48le monde qui vient.
04:49Alors justement, vous essayez de penser ce monde et notre époque agro-philosophie, c'est
04:55donc le titre de ce livre, « Définition, le mot est étrange », vous l'avez inventé.
04:58Oui, ce que j'ai essayé de montrer avec ce mot, c'est que toute pensée vient du
05:04sol et que la manière dont on pense, dont on réfléchit le monde, est très souvent
05:08inspirée, même de manière un peu inconsciente, de la manière dont on se comporte vis-à-vis
05:12de son propre environnement, vis-à-vis de ses ressources.
05:14Ça, c'est vrai pour nous en tant qu'individus, mais c'est vrai, c'est ce que j'essaye
05:18de creuser, c'est le cas de le dire dans ce livre, chez les grands philosophes.
05:22Par exemple, Proudhon, qui est philosophe anarchiste du milieu du XIXe siècle, fait
05:26des tours d'une phrase, « L'éloge de la ronce », il dit « Mais pourquoi vous
05:29ne laissez pas les ronces pousser dans les champs ? » Et il a raison, parce que la
05:32ronce a un vrai rôle écosystémique, c'est elle qui prépare les arbres pionniers à
05:37commencer ce qui deviendra une forêt, parce qu'elle repousse les herbivores.
05:42Et finalement, ce n'est pas étonnant que Proudhon, qui est le philosophe de l'ordre
05:46spontané, de la coopération, des mécanismes organiques, s'intéresse à la ronce.
05:51A l'inverse, Hegel, terrible Hegel, qui est quand même le philosophe du système,
05:56le philosophe de l'État, le philosophe de la domination, lui, il fait l'éloge
05:59des jardins à la française, pour lui, son rapport à la nature, c'est des biens taillés.
06:05D'ailleurs, il compare, ce qui est complètement aberrant d'un point de vue agronomique,
06:09le jardinage à l'architecture, c'est-à-dire l'idée c'est d'avoir des paysages qui
06:13ne bougent pas, qui soient comme des immeubles éternels.
06:17Et voilà, on voit très bien pourquoi Hegel construit une philosophie à la fois de la
06:20domination de l'homme sur la nature et de la domination de l'homme sur l'homme,
06:24quand bien même elle, celle-ci, se retournerait dans la dialectique du maître et de l'esclave.
06:28Et voilà.
06:29Et donc, en fait, on s'aperçoit que les philosophes n'ont jamais vraiment beaucoup
06:32traité du sol, de l'agriculture en tant que telle, parce que souvent, les philosophes
06:36sont des urbains et que depuis 2500 ans, ils regardent le ciel, ils sont fascinés
06:41par les cycles cosmiques.
06:42Ils sont aussi souvent astronomes, en tout cas dans l'Antiquité, et ils regardent
06:46très peu sous leurs pieds.
06:47Ils regardent très peu ce magma vivant qui, pourtant, fait notre humanité, puisque l'humus,
06:52étymologiquement, donne l'humain, donne aussi l'humilité, et que pourtant, ils
06:57y sont peut-être plus marqués qu'on ne pourrait le penser.
07:00Et puis moi-même, je développe ma propre, si je puis dire, à la fin du livre, en tout
07:04cas, après avoir fait ce chemin avec les philosophes, ma propre agro-philosophie, qui
07:08sera justement une philosophie inscrite dans l'humus, qui était ce que j'ai exploré
07:13pour le roman que vous avez cité, Ali, mais qui remplit une fonction métaphysique majeure,
07:20au-delà de son rôle dans les écosystèmes, c'est que l'humus, c'est ce qui transforme
07:23la mort en vie.
07:24C'est ce qui toujours va disjoindre les molécules des corps organiques, des corps
07:28organisés, des cadavres végétaux et animaux, les transformer en petits éléments et permettre
07:33au progrès d'advenir en éliminant l'ancien, en éliminant le cadavre.
07:40Vous dites que vous avez dû chercher pour trouver ce que pensaient les philosophes de
07:44la nature, de l'agriculture, parce que justement, ils regardent plutôt le ciel, donc vous avez
07:48dû chercher pour trouver cette pensée par le sol que vous théorisez.
07:53On comprend qu'au départ, il y a une sorte de péché originel, c'est celui de Saint-Augustin
07:59qui détermine notre rapport à la nature, qui est faussé, d'après vous.
08:04Alors en tout cas, quand Saint-Augustin construit la définition de péché originel et inaugure
08:10ce que va devenir la théologie chrétienne pendant un millénaire et demi, il le fait
08:16sur la base presque d'une répulsion par rapport à la nature, puisqu'il culpabilise
08:21énormément d'avoir volé les poires dans un jardin.
08:24Il dit non seulement j'ai volé les poires, mais pire encore, je les ai goûtées, j'ai
08:27joui de leur saveur et de ça, mon Dieu, je ne me pardonnerai jamais, je m'excuse,
08:32c'est un péché premier.
08:33Evidemment, c'est un écho à la pomme et à la sexualité, puisque Saint-Augustin avait
08:40des problèmes extravagants avec son propre corps depuis son adolescence jusqu'à ses
08:45tentatives d'ascétisme après sa conversion.
08:48Mais c'est aussi une sorte de refus de la jouissance que nous donne la nature.
08:53Si les poires sont bonnes, si on a envie de les goûter, de les manger, de les baffrer,
08:58de les jeter, de les gâcher, c'est parce qu'en fait, nous faisons ce que l'évolution
09:03naturelle veut de nous.
09:04Pourquoi les poires ont ce bon goût ? Eh bien, c'est pour que des mammifères comme
09:08nous les mangeions et qu'ensuite, nous répandions les graines partout et nous permettions
09:13à l'espèce de se développer.
09:15Terrible, terrible péché dont il se repend.
09:18Et cette espèce de culpabilité que veut nous faire sentir Saint-Augustin, c'est
09:23précisément tout ce dont une écologie un peu cohérente doit s'éloigner.
09:31Et c'est pour ça que l'idée d'écologie punitive, de culpabilité, etc. est une idée
09:35en fait anti-écologique.
09:37Vous y revenez d'ailleurs sur l'écologie punitive et vous édictez quelques principes.
09:43Mais qu'est-ce qu'un penseur libéral comme vous pense de la liaison, de ce rapport
09:49entre le capitalisme et la nature ?
09:51Est-ce que vous, penseur libéral, vous ne voyez pas le système capitaliste comme forcément
09:57quelque chose qui domine, exploite, abîme la nature et la terre sur laquelle nous vivons ?
10:03Oui.
10:04D'abord, il faut dire que libéral ou pas, la question écologique aujourd'hui, elle
10:08écrase tout et que les faits nous obligent.
10:11Quand on comprend, quand on intègre que trois quarts des espèces vivantes, enfin des populations
10:19d'espèces vivantes ont disparu depuis ces 50 dernières années, qu'il y a 75% d'insectes
10:24en moins, 60% d'oiseaux en moins, 80% de vers de terre en moins dans les terres cultivées.
10:30Et donc, ce n'est pas seulement la disparition des ours polaires ou des pandas ou des grands
10:34chimpanzés dont on parle, c'est la disparition de la vie autour de nous.
10:38C'est le fait qu'il n'y a plus d'insectes sur les pare-brises quand on conduit sur les
10:41routes.
10:42En fait, c'est vertigineux l'élimination de la vie à grande échelle par l'humanité,
10:47au-delà même d'ailleurs de la question du changement climatique et de l'énergie.
10:50Parce que si par expérience de pensée, on expulsait par géo-ingénierie tout le carbone
10:55excédentaire dans l'espace, il n'en resterait pas moins que la disparition de la biodiversité.
10:59Elle naît de la destruction des habitats, de la surexploitation des ressources et que
11:03ça c'est lié à tout un mode de vie.
11:04Donc, on ne peut pas construire aujourd'hui une pensée, quelle qu'elle soit, sans partir
11:10de ce problème-là.
11:11Et il faut rappeler que tous nos grands contrats sociaux lient des individus entre eux dans
11:16un espèce d'espace abstrait, en leur donnant plus ou moins de liberté, en leur demandant
11:19plus ou moins de solidarité, etc., mais sans jamais faire appel au sol sur lequel ces contrats
11:26prennent place.
11:27Et par rapport à votre question sur le capitalisme, il y a un élément qui est évidemment remis
11:32en cause par le vivant, c'est le droit de propriété.
11:34Le droit de propriété, il naît sous la plume de Locke, justement, en prenant l'exemple
11:39de la pomme.
11:40On y revient toujours, décidément.
11:41La pomme, la poire.
11:43Et donc, il dit « je prends une pomme, je la possède, je la mange, quand est-ce que
11:48je me la suis appropriée ? ». Et il dit « c'est quand je l'ai saisie, c'est quand je l'ai
11:52cueillie, parce que j'ai fait un effort, j'ai mêlé mon corps à la nature, par cet
11:55effort, je me suis appropriée la nature, puisque je m'appartiens à moi-même, et donc, voilà,
12:00je peux en jouir légitimement ». Mais si maintenant, on réintroduit le vivant dans
12:03tout ça, si on comprend que cette pomme, elle n'aurait pas existé sans des pollinisateurs,
12:08sans des verres de terre, sans de l'irrigation, sans tout un écosystème, eh bien, forcément,
12:16le droit de propriété n'est plus absolu.
12:17Et donc, ça remet en cause toutes les pensées.
12:19Juste pour que tout le monde comprenne, en tout cas, la pomme de Locke, elle pose cette
12:23question que tous nos auditeurs peuvent se poser avec nous, est-ce que quand on a acheté
12:27une pomme, on en est le propriétaire ? Et il aide à repenser la propriété en matière
12:32agricole.
12:33Ça, c'est une question extrêmement contemporaine, c'est une question qui a un sens économique.
12:37On estime aujourd'hui que, par exemple, sur 100 euros qu'on dépense pour s'alimenter,
12:42seuls 6 euros reviennent aux producteurs agricoles.
12:45C'est donc un système économique qu'il faut changer ou est-ce que c'est même notre
12:51rapport au monde qu'il faut revoir ?
12:52Alors, si on se projette dans l'avenir, si on forge des utopies, je pense qu'effectivement,
12:59c'est tout un rapport au monde qu'il faut revoir.
13:00Et il est vrai que quand on s'intéresse à la question écologique, on rencontre beaucoup
13:05des penseurs anarchistes qui promeuvent une démocratie beaucoup plus locale, une gestion
13:13des ressources par les communs et puis évidemment un sentiment de la nature qui finit par guider
13:20nos gestes.
13:21Mais enfin, avant d'en arriver là, ça va prendre des générations.
13:24Et avant ça, pour transformer l'univers dans lequel nous vivons, je pense qu'il
13:29faut continuer à s'inscrire dans le cadre de l'économie de marché plus que de celui
13:36de la croissance.
13:37Je pense qu'on peut effectivement congédier la croissance qui est une idée un peu absurde,
13:41une croissance infinie.
13:42C'est drôle que vous disiez ça, parce que vous avez travaillé avec des ministres
13:43de l'économie et tous les budgets sont bâtis sur la croissance.
13:46Mais tout est bâti sur la croissance, c'est-à-dire que quand vous lisez aujourd'hui les rapports
13:49du FMI à force de l'OCDE, on a l'impression d'être au siècle passé.
13:52C'est une révolution.
13:53Puisqu'on ne parle que de ça.
13:54Donc la croissance, il faut arrêter d'en faire un objectif, pas non plus être un objectif
13:57de décroissance.
13:58Il faut juste arrêter d'en parler.
13:59En fait, ça n'a aucun sens.
14:00Dans la vie, les choses croissent et décroissent.
14:02Et toute la philosophie de Loomus, c'est qu'il ne faut jamais construire quelque chose
14:06qu'on ne peut pas déconstruire.
14:08C'est pour ça qu'il ne faudrait jamais, par exemple, autoriser de mettre sur le marché
14:12un produit qu'on ne sait pas intégralement recycler.
14:16En revanche, il y a une deuxième question qui me semble relativement indépendante et
14:20qu'on assimile trop souvent, c'est la question du modèle de répartition des ressources,
14:25du modèle économique.
14:26Vous en parlez justement, vous décrivez, vous avez récolté une tonne de pommes chez
14:30vous.
14:31Oui, exactement.
14:32Et vous les avez vendues 350 euros, au tarif horaire en fait, c'est en dessous du SMIC.
14:35Vous dites « j'expérimente dans ma chair et mes muscles en dolorés le drame des agriculteurs
14:39travaillant durs, payés sous le salaire minimum, spoliés par les intermédiaires ».
14:42Ça, on l'entend en ce moment dans les mobilisations agricoles des semaines dernières et des
14:47semaines à venir, cette question du juste prix, de la juste rémunération du travail.
14:51Oui, alors c'est une question que j'expérimente dans ma chair, à la fois pour ces expériences
14:55de jardinage amateurs, mais aussi au fond en tant qu'écrivain, parce qu'on est écrivain,
14:59on est producteur, et puis on a derrière nous toute une chaîne de valeurs qui prend
15:02en fait beaucoup plus sur le livre que soi-même.
15:04Et le producteur, quelque part dans ce système, est toujours celui qui est le plus mal placé
15:11dans ces négociations, parce que c'est celui qui ne va jamais dire non, qui ne va
15:15jamais arrêter son métier, parce qu'il aime son métier, qui va toujours continuer
15:18à écrire des livres et qui va toujours continuer à produire des pommes.
15:20Alors, je ne sais pas quoi dire aux écrivains, mais qu'est-ce qu'on dit aux agriculteurs ?
15:23Moi, je pense que sur l'agriculture, là pour le coup, on est dans la nécessité aujourd'hui
15:30de faire une grande transformation, y compris à travers un grand plan de transformation
15:34comme on l'a fait dans les années 60 pour la révolution verte et pour l'agriculture
15:38chimique.
15:39Et on est obligé de dire que l'avenir, l'avenir que nous propose la science aujourd'hui,
15:43la médecine, l'agronomie, l'hydrologie, l'avenir, c'est l'agroécologie, c'est-à-dire
15:48l'idée de trouver dans la nature des réponses aux problèmes posés par la nature.
15:55Ce n'est pas d'arrêter de produire.
15:56D'ailleurs, je trouve que le terme de productivisme est beaucoup trop utilisé parce que tout agriculteur
16:00veut produire, que même les agriculteurs bio qui sont ravis, les maraîchers en permaculture
16:06sont ravis de faire du bio intensif et de produire énormément sur une petite parcelle.
16:10Mais évidemment, aujourd'hui, il y a une concurrence absurde et presque déloyale quelque
16:14part avec ces molécules de synthèse qui détruisent le capital des agriculteurs, c'est-à-dire
16:19les sols, qui détruisent aussi notre environnement commun, sur lequel nous avons un mot à dire,
16:25et qui effectivement permettent une production, disons, beaucoup plus bon marché, mais qui
16:33n'intègre pas les externalités négatives terribles qu'elles causent à la société,
16:37à l'agriculture elle-même.
16:38Et donc, cette transition agroécologique, elle demande des politiques publiques considérables
16:44qui remettent en cause l'ensemble de la chaîne de valeurs, qui changent la formation,
16:50qui changent le mode d'attribution des subventions de la PAC et tout ça, on sait faire aujourd'hui
16:54et c'est la première urgence parce que c'est la seule qui permettrait d'assainir l'humus
16:59et derrière ça, vous avez de nouveau des paysages, vous avez de la biodiversité, vous
17:02avez de la production, vous avez une eau plus saine, vous avez un sol fertile et vous
17:07enterrez du carbone.
17:08Et il y a un vrai manifeste que vous proposez dans ce livre « Agro-philosophie » Gaspar
17:14Koenig, on va partir tout de suite retrouver les auditeurs d'Inter au Standard.
17:17Bonjour Khaled.
17:18Bonjour.
17:19Et bienvenue dans le Grand Entretien.
17:21Merci de prendre ma question.
17:23Voilà, je voulais demander à Gaspar Koenig s'il pense que nous, en tant qu'êtres humains,
17:30ne devrions-nous pas nous considérer comme des plantes habillées ? Puisqu'on est tout
17:36le temps en recherche de lumières et nos corps contiennent de la sève.
17:42Magnifique question, des plantes habillées, Gaspar Koenig.
17:45Je retiens l'expression d'abord, pour un prochain livre.
17:47Vous êtes habillé, en tout cas, je ne sais pas si vous vous vivez comme une plante.
17:51Moi, je pense que ce qui est très important, c'est de comprendre la singularité du vivant.
17:55Et quand on s'intéresse à la singularité du vivant, on va changer à la fois la méthode
18:00agricole.
18:01Henri David Thoreau, dont je m'inspire, parle justement d'une culture semi-sauvage de ses
18:07haricots.
18:08Et on va changer aussi la manière dont on regarde l'être humain lui-même.
18:11Et c'est pour ça que débureaucratiser le pays, pour moi, va dans le même sens que
18:16la révolution écologique, c'est accorder de l'importance au vivant dans l'humain comme
18:20dans le non-humain.
18:21Redevenir des barbares, c'est assez curieux comme expression.
18:24D'un mot, qu'est-ce qu'elle veut dire, Gaspar Koenig ?
18:26C'est juste que c'est une injonction que vous formulez.
18:29C'est une expression que j'emprunte à l'anthropologue David Graeber qui dit que quand les bureaucraties
18:33atteignent un certain point de saturation, il n'y a plus qu'une chose qui peut les
18:37renouveler, c'est les barbares qui les détruisent.
18:39Et c'est ce qu'on voit aujourd'hui d'ailleurs aux Etats-Unis ou en Argentine.
18:42Justement, vous dites débureaucratiser, enlever des règles et en même temps protéger la
18:46nature.
18:47C'est quand même une ligne de crête.
18:48Pour protéger la nature, pour inciter les agriculteurs, y compris, à produire de façon
18:53vertueuse, il en faut des règles.
18:55Alors d'abord, dans l'utopie dans laquelle je me projette, ces règles viendront du terrain.
18:59C'est-à-dire que ce sont des règles élaborées en commun.
19:02Très optimiste.
19:03Et ça, c'est l'utopie.
19:04C'est l'écotopia.
19:05Oui, exactement.
19:06L'écotopia d'Ernest Callenbach.
19:07Et on a le droit de se projeter dans une utopie pour dire que dans cette utopie-là,
19:10liberté et nature sont deux choses qui sont profondément liées.
19:12Maintenant, dans la période intermédiaire dans laquelle nous nous situons, il faut
19:16des lois.
19:17Mais en fait, il faut comprendre qu'une loi simple est une loi beaucoup plus contraignante.
19:21Que si on disait, par exemple, comme on l'a fait pour les véhicules thermiques, en 2035,
19:25plus de molécules de synthèse, plus d'intrants chimiques sur le sol européen, c'est une
19:31loi extrêmement simple qui permet ensuite de supprimer toutes les micro-lois très agaçantes
19:35sur le nombre de haies, sur les hectares déjà chers, sur les zones humides, etc.
19:39Parce qu'en fait, elle impose d'elle-même de trouver ses solutions et elle dit à tout
19:43le monde, à toute l'économie qui va derrière, vous trouvez des solutions, vous expérimentez
19:48comme vous voulez, mais voilà l'objectif politiquement déterminé, collectivement
19:54légitime auquel vous devez vous astreindre.
19:57Et c'est assez amusant, ou en tout cas, vous avez au moins la conscience d'irriter
20:01à la fois les militants du soulèvement de la terre et les banquiers investis dans la
20:06finance régénérative.
20:08On retourne au standard.
20:10Bonjour Angelo !
20:11Bonjour Ali, bonjour M.Koenig.
20:13Bonjour.
20:14Je me demandais si le terme que vous avez employé de manière ironique d'écologie punitive,
20:22il ne manquait pas un peu de nuance ? Parce que ce terme, il est précisément employé
20:26par tous les politiques qui ont quasi envie de ne pas réagir à tout ce qui se passe
20:31au niveau climat, nature, etc.
20:33Moi, j'ai personnellement hâte de vous entendre dans un débat contradictoire.
20:38Ah, il participe à des débats contradictoires, mais répondez à Angelo sur ce terme d'écologie
20:43punitive.
20:44Alors c'est très vrai qu'aujourd'hui, l'écologie semble avoir quasiment disparu
20:48de la fabrique des politiques publiques et que c'est très facile d'invoquer l'écologie
20:52punitive pour ne rien faire.
20:53Mais de l'autre côté, comme vous le disiez Ali, je suis vraiment entre deux chaises,
20:56de l'autre côté, je reproche vraiment aux écologistes politiques de passer leur
20:59temps à culpabiliser les gens et à donner des injonctions, au lieu de montrer que l'écologie,
21:03c'est avant tout la joie.
21:04Et je les invite à réfléchir à cette phrase d'Arnaes, qui est le fondateur de l'écologie
21:09profonde, qui dit un écologiste finosiste qui dit « un écologiste triste est une contradiction
21:16dans les termes ». Et il faut aussi nous montrer et il faut aussi revendiquer la joie
21:21que procure un rapport sain et vertueux à son environnement.
21:25Et c'est quand même aussi en parlant de la nature et en parlant du bien qu'elle
21:29nous fait, en réhabilitant ce qu'Elysée Reclus appelait « le sentiment de nature
21:32dans les sociétés modernes », que l'on va permettre cette transformation existentielle
21:37pour chacun d'entre nous.
21:38Et pour que chacun prenne conscience de l'importance des questions que vous soulevez, vous citez
21:43un président américain qui est très très loin de celui qui vient d'être élu, c'est
21:48Roosevelt qui déclarait donc ?
21:49Roosevelt dit au moment du Dust Bowl, c'est-à-dire ce grand nuage de poussière qui a affecté
21:55l'agriculture américaine dans les années 30, due justement au surlabourage, trop de
22:01labours.
22:02Et qu'on retrouve dans les romans de Steinbeck, il dit « une nation qui détruit ses sols
22:07se détruit elle-même ». Et le ministre de l'Environnement conservateur Michael Gove
22:11il y a quelques années disait à peu près la même chose au Royaume-Uni quand il disait
22:15« une nation peut se remettre de la guerre, de la famine, des épidémies, mais elle ne
22:20peut pas se remettre des coups d'État, mais elle ne peut pas se remettre de la perte de
22:23son sol ». Parce que quand on a perdu son sol et qu'on arrive à la roche-mer, vous
22:26savez combien de temps il faut à la nature pour reconstituer un humus et une forêt primaire ?
22:30Il lui faut 1000 ans.
22:31NICOLAS ROCHEFORT-CHAMPIGNON Merci infiniment, en tout cas la révolution
22:34agronomique et politique est encore à venir, mais on peut en avoir un aperçu et imaginer
22:40ce à quoi vous pensez.
22:42Vous, Gaspard Koenig, agro-philosophie réconciliée, nature et liberté, c'est publié aux éditions
22:48de l'Observatoire.
22:49Merci d'avoir été l'invité d'Inter.
22:50GASPARD KOENIG Merci, merci à tous.

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