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Mathieu Bock-Côté propose un décryptage de l’actualité des deux côtés de l’Atlantique dans #FaceABockCote

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00:00Bonjour à tous, j'ai le plaisir de vous retrouver aujourd'hui. Bonjour Mathieu Boquecôté.
00:04Bonjour.
00:05Alors bonjour, j'en profite pour saluer aussi Arthur Devat-Trigan qui est là comme à chaque fois dans cette émission.
00:10Une émission un peu particulière Mathieu aujourd'hui.
00:13Vous avez choisi de donner la parole à deux invités. Expliquez-nous pourquoi.
00:17De temps en temps, il est nécessaire de prendre un pas de côté par rapport à l'actualité pour être capable de la regarder.
00:21Surtout en fait sur les questions de fond, de temps en temps,
00:24surtout lorsque l'actualité est frénétique, sans détacher un peu.
00:27Comme c'est en ce moment, oui.
00:28Exactement, donc dans la très grande frénésie, prenons un pas de côté, faisons un pas de côté.
00:32Et ce pourquoi, nos premiers invités ce soir que j'ai le plaisir d'en savoir, c'est David Engels. David Engels, bonsoir.
00:38Bonsoir.
00:39Merci pour l'invitation.
00:40Alors, j'ai eu le plaisir il y a de cela plusieurs années de lire un de vos ouvrages, c'était Le Déclin.
00:45Le Déclin qui avait été très bien acquis, je m'en souviens, sur France Culture.
00:49Vous aviez proposé une discussion fort intéressante autour du thème suivant,
00:52c'est-à-dire comparer la crise actuelle de l'Europe à celle de la République Romaine.
00:57Si je ne me trompe pas, vous cherchez à voir de quelle manière l'histoire pouvait nous informer sur le présent,
01:02nous éclairer sur le présent.
01:04Et depuis, vous avez mené une réflexion sur le devenir de la civilisation européenne,
01:07mais une réflexion sur le devenir politique de la civilisation européenne,
01:10en sortant, en quelque sorte, des alternatives généralement convenues.
01:14D'un côté, une gauche qui est européiste, mais détachée de l'identité européenne.
01:19De l'autre côté, une droite attachée à l'identité, mais qui l'enferme, à tort ou à raison, dans la souveraineté nationale.
01:24Et dans votre plus récent livre, Défendre l'Europe, vous nous dites qu'il faut poser ce débat autrement.
01:29Alors, je vous poserai la question premièrement ici.
01:31Comment se pose aujourd'hui la question européenne politiquement ?
01:34De quelle manière se présente-t-elle au peuple d'Europe ?
01:37Oui, de mon point de vue, cette question-là, elle se pose d'une manière très, très, très erronée, comme vous le disiez aussi.
01:43On a une gauche libérale politique qui se fait défenseur de l'idée européenne,
01:48mais qui voit l'Europe plutôt comme un genre d'État mondial accidentellement situé dans le continent européen.
01:56C'est une gauche libérale qui est honteuse de son passé, qui est honteuse de son identité,
02:01qui est plutôt pour le libre-échange, pour le multiculturalisme, la mondialisation, une certaine vision de l'athéisme ou de la laïcité.
02:09Et puis, on a une droite, évidemment, qui, elle, est un peu mal à l'aise par rapport à cette identité européenne
02:16qui a été capturée et piratée par la gauche, si on veut, et qui ne voit dans la situation actuelle, finalement,
02:23que le retour à l'État-nation, à un certain souverainisme, comme la possibilité de s'en sortir.
02:29De mon point de vue, cette, disons, cette attitude de la droite, pas seulement de la droite, d'ailleurs,
02:35il y a aussi des formes d'extrême-gauche, finalement, qui reviennent aussi au souverainisme,
02:39mais, pour faire facile, de la droite et, de mon point de vue, erronée,
02:45car, tout d'abord, la situation, aujourd'hui, n'est plus comparable à celle du XIXe siècle,
02:50où quelques grands États-nations pouvaient se permettre, d'un point de vue militaire, technologique, démographique,
02:57d'assurer une certaine, comment dire, une certaine autonomie impériale et même dominer une grande partie du monde.
03:04Aujourd'hui, l'Europe, elle est fracturée à travers une trentaine de petits États-nations
03:09qui sont tous, quelque part, confrontés au même facteur de crise.
03:13On a une démographie qui est ahurissante, on a une immigration de masse,
03:18on a le phénomène de déchristianisation, on a la désindustrialisation, on a la polarisation sociale, etc.
03:25Et donc, rediviser le continent en une trentaine de petites entités,
03:29me semble compréhensible d'un point de vue identitaire, immédiat,
03:35mais être une mauvaise solution au long terme, car ce qui est très sûr, pour moi,
03:40c'est qu'un retour à une trentaine d'États-nations invitera, finalement, les Chinois à dominer l'un,
03:46les États-Unis à dominer les autres, les Russes à dominer un troisième,
03:50le Qatar à intervenir aussi, ou Dieu sait qui,
03:54et donc, finalement, de devenir un genre de champ de bataille des intérêts impériaux
04:00des autres grandes puissances du monde multilatéral.
04:03Et donc, face à ça, je propose plutôt une troisième vision, si on veut,
04:09c'est-à-dire une Europe identitaire, forte, qui serait très présente à l'extérieur,
04:18qui défendrait ses frontières, qui assurerait certaines cohésions,
04:22qui assurait les intérêts de l'Europe aussi dans le monde,
04:25tout en étant très subsidiaire vers l'intérieur.
04:27Donc, en fait, l'inverse de ce qu'on a actuellement avec une Europe très faible vers l'extérieur
04:32et de plus en plus autoritaire vers l'intérieur.
04:35Alors, votre position est présentée, mais faisons un pas de côté encore une fois.
04:40J'ai l'impression, en vous lisant, que vous nous dites, nous sommes aujourd'hui,
04:44vous prenez au sérieux l'hypothèse d'Huntington, ou peut-être d'autres hypothèses,
04:48mais vous prenez au sérieux l'hypothèse d'Huntington en disant
04:50« Nous entrons dans le monde des civilisations ».
04:52Et les Américains se sont presque constitués aujourd'hui de plus en plus
04:56à la manière d'une civilisation en part entière.
04:58Le lien avec l'Europe s'est distendu.
05:00On le voit, différents blocs émergent.
05:02Et l'Europe est la dernière civilisation à se prendre pour la civilisation au singulier,
05:09donc à devoir être universaliste absolument, mondialiste absolument, désincarnée absolument.
05:16Est-ce qu'on peut dire que l'Europe manque de conscience civilisationnelle aujourd'hui ?
05:19Absolument, absolument.
05:21Et c'est inscrit évidemment dans les gènes de la modernité.
05:23C'est vers ça que ça devait tendre.
05:25Mais nous devons désormais le dépasser.
05:27D'ailleurs, vous avez mentionné aussi le nom de Huntington.
05:29Je suis évidemment aussi fort impressionné, fort influencé par Oswald Spengler,
05:33un penseur de l'époque de Weimar, qui avait justement essayé aussi de montrer
05:38comment toutes les grandes civilisations étaient non seulement mortelles,
05:41mais suivaient des parcours relativement parallèles.
05:44Et pour Spengler, tout comme pour Toynbee par exemple, qui était un de ses successeurs,
05:49c'est relativement clair que vers la fin d'une grande civilisation,
05:52celle-ci doit se constituer en état civilisation, en un genre de grande unification impériale.
05:58Et finalement, c'est ce qui s'est passé avec la Chine.
06:00C'est ce qui s'est passé avec l'Inde.
06:02C'est ce qui s'est passé avec toutes les autres grandes civilisations dans l'histoire,
06:06notamment l'Empire romain comme stade final de la civilisation gréco-romaine.
06:09On pourrait encore y ajouter beaucoup d'autres.
06:12Et finalement, c'est ce qui me semble être le pas relativement logique aussi pour le futur européen,
06:17à la fois d'un point de vue civilisationnel, mais aussi politique.
06:20Sinon, on risque l'africanisation de l'Europe qui va être prise en tenaille
06:25par une Chine de plus en plus impériale, par une Inde qui est en train aussi
06:30de devenir de plus en plus un acteur important dans le monde,
06:33par le Brésil, par les États-Unis.
06:36Il y a juste cette Europe-là qui est d'un côté le moteur économique, toujours en tout cas, du monde,
06:42mais qui d'un autre côté, politiquement, est un nain.
06:45Alors nous reviendrons sur la question des nations dans un instant,
06:48mais Arthur de Matrigan, la parole est à vous.
06:50Vous parliez des morts de civilisation, vous avez étudié aussi le déclin de la République romaine.
06:54Quels sont les points comparables avec le déclin que vous analysez de l'Europe
06:58et quelles sont les différences ?
07:00La différence est évidemment assez facile à dire.
07:02Forcément, au niveau technologique, on a une grande différence, c'est relativement clair,
07:06c'est l'une des différences principales, je dirais.
07:09Mais moi, ce qui me saute surtout dans les yeux, c'est les similitudes.
07:15On a un déclin démographique assez remarquable, on a une immigration de masse paisible.
07:21Je ne parle pas d'immigration des peuples, de l'antiquité tardive,
07:24mais déjà au deuxième, premier siècle avant notre ère,
07:27on a une immigration de masse assez importante qui vient de l'est de la Méditerranée,
07:32dans les grandes villes.
07:34On a le déclin de la religion romaine traditionnelle,
07:37on a une certaine mondialisation sous forme de romanisation ou d'hélénisation.
07:42On a déjà à cette époque-là ce que moi j'appelle le socialisme des milliardaires,
07:48où on a cette drôle de situation, on a quelques milliardaires extrêmement riches,
07:53quelques oligarques qui dominent finalement notre système économique d'un côté,
07:57avec des masses de plus en plus appauvries qui sont finalement pacifiées
08:02au moyen de pan et métirkenzes, de pain et déjeu.
08:06On a un certain hédonisme, on a des guerres asymétriques,
08:09on a du terrorisme, on a le populisme qui devient de plus en plus marqué,
08:14aussi vers la fin de la République romaine.
08:16Et tout cela mène la République romaine d'une manière presque inévitable dans la guerre civile.
08:22Et moi je crains quand je vois l'évolution maintenant, non seulement en France,
08:26qu'on est à deux pas d'une évolution relativement semblable.
08:31Alors, vous nous dites l'Europe peut et doit se constituer,
08:34elle peut se construire presque en empire entre guillemets,
08:37mais l'Europe a des divisions assez fondamentales.
08:40On le voit, je donne un exemple qui touche à l'actualité la plus immédiate, le Mercosur.
08:44On a d'un côté l'Allemagne qui est favorable au Mercosur,
08:47en disant que c'est une opportunité pour nous,
08:49et de l'autre côté, on voit la France qui n'y est pas particulièrement favorable.
08:52De la même manière, on pourrait dire, par rapport à la question russe,
08:55on a la Pologne qui est un pays qui, à cause de son histoire,
08:58où les Baltes ont une conscience vive du danger russe, c'est le moins qu'on puisse dire.
09:03De l'autre côté, en France, il y a encore le rêve, chez certains, pas chez tous,
09:08mais le rêve d'une forme d'apaisement et de retrouver une forme d'équilibre
09:11que la Russie aurait vocation tout au tard à réintégrer la communauté de civilisation européenne.
09:15On pourrait multiplier les exemples ainsi dans la gestion de l'immigration.
09:18Les pays d'Europe orientale n'ont pas du tout la même lecture de l'immigration
09:22que les pays d'Europe occidentale ou les pays d'Europe du Sud.
09:24Donc, vous nous présentez l'Europe.
09:26J'ai l'impression qu'on est davantage, pour l'instant, devant une idée
09:30plutôt qu'une réalité politique à la veille d'émerger.
09:33Absolument, absolument. Je suis tout à fait d'accord avec cela.
09:36L'Europe, actuellement, est très divisée. C'est justement ça, le problème,
09:39qui rappelle d'ailleurs en partie aussi les discussions presque interminables
09:42de la République romaine tardive, où là aussi, on n'avait aucune idée
09:45vers où on allait aller et comment on allait même concevoir cet empire.
09:49Mais vous avez tout à fait raison qu'il y a des intérêts nationaux et politiques
09:52extrêmement divergents.
09:54Divergents et même irréconciliables, quelquefois.
09:57Pour le moment, mais nous vivons dans une certaine dynamique
10:00et nous constatons pour le moment, en tout cas de mon point de vue,
10:03de plus en plus un grand alignement.
10:06On voit de plus en plus une conscience de la part des nations
10:09que nous sommes tous finalement dans le même problème,
10:11que nous partageons tous ces mêmes problèmes de crise démographique,
10:14d'immigration de masse, d'accès très, très, très difficile
10:18à des ressources stratégiques, etc.
10:21Surtout, je crois, du côté de la droite politique,
10:24il y a lentement un certain alignement, me semble-t-il,
10:28sur le fait que nous vivons en gros les mêmes problèmes.
10:31Mais le chemin, d'abord, est encore très lointain.
10:34Et puis, comme dans la République romaine, tout comme d'ailleurs
10:38dans d'autres phases semblables d'autres grandes civilisations,
10:41cette transition, cette transformation vers un État-civilisation
10:45ne se fera probablement pas d'une manière paisible, démocratique, organique,
10:51mais risque de se passer par une voie disruptive.
10:54Et c'est justement face à cette disruption,
10:57qui me semble s'approcher à grands pas de plus en plus,
11:00surtout en France, que je tente de poser déjà maintenant les jalons
11:05pour montrer essentiellement, évidemment, à un public plutôt conservateur,
11:09mais aussi de gauche, de dire voilà la seule solution.
11:13Il faut un genre de réconciliation entre l'idée européenne
11:17et quelque part une certaine fierté identitaire, culturelle, civilisationnelle,
11:21comme étant la seule voie qui pourrait nous sortir des années décisives,
11:25pour prendre une formule très chère aussi à Spengler, qui s'approche.
11:30Mais c'est sûr que ce n'est pas pour demain,
11:32ce n'est pas actuellement de la configuration actuelle des instances européennes
11:36qu'une telle transition vers une Europe civilisationnelle,
11:40Europe espérialiste, comme je l'appelle, peut arriver.
11:44C'est plutôt un genre d'idée régulatrice, si on veut.
11:47– Arthaud Lemaître-Hugo.
11:48– L'un des concepts centrales dans votre réflexion, c'est la transcendance.
11:52Et vous expliquez, parce qu'on a abandonné la transcendance,
11:54nous sommes en déclin.
11:55Et vous aurez rappelé également que l'une des racines essentielles de l'Europe,
11:58c'est le christianisme.
11:59Quel rôle peut avoir la transcendance pour le christianisme
12:02dans le renouveau que vous appelez en Europe,
12:04sachant qu'on est quand même dans le continent peut-être le plus désacralisé,
12:08le plus détranscendant ?
12:10– Je crois qu'on est peut-être là en compétition avec la Chine,
12:13qui n'est pas mal non plus de ce point de vue-là,
12:15qui a perdu en grande partie ces dernières années son accès à la transcendance.
12:19Mais oui, absolument.
12:20Je crois que les deux d'ailleurs sont inséparables.
12:23À partir du moment où une grande partie de la population réalisera
12:27que seule une certaine fierté civilisationnelle, culturelle peut encore nous aider,
12:33automatiquement cela va de pair avec une réchristianisation.
12:38Je le vois très souvent d'ailleurs dans les conférences que je donne
12:41pour des jeunes gens, notamment aussi quand je parle de mon livre
12:44« Que faire, vivre avec le déclin de l'Europe ? »,
12:48qui est une approche plutôt privée, intime, si on veut, de cette crise-là,
12:53qu'il y a beaucoup de jeunes qui, par patriotisme, arrivent au christianisme,
12:57pas dans l'autre sens.
12:59Évidemment, c'est un problème.
13:01Il y en a beaucoup pour qui le christianisme est quelque chose de relativement superficiel,
13:06de purement formel, rituel, qui accompagne un patriotisme qui, lui, est plus profond.
13:12Mais je crois que cette évolution est en train de faire son chemin.
13:16Et d'ailleurs, on le voit aussi en comparant les grandes civilisations,
13:20que toujours la formation d'un État-civilisation,
13:24que ce soit l'Empire romain, l'Empire des Han en Chine,
13:27l'Empire des Gupta en Inde, que ce soit l'Era Messie dans l'Égypte,
13:32bref, toutes les grandes civilisations sont généralement accompagnées
13:37par une certaine restauration religieuse.
13:39Alors il faut être quand même réaliste.
13:41Une réchristianisation vraiment profonde, spirituelle,
13:46un genre de retour au Moyen-Âge avec sa véritable piété,
13:50ça me semble assez naïf. Je ne m'attends pas à cela.
13:54D'autant que ce n'est pas vraiment le travail de l'État que de s'assurer de la conversion des concierges.
13:57Ça, de toute manière.
13:59Mais ce phénomène, je crois, est plutôt un phénomène, malheureusement,
14:04pour les grandes foules en tout cas, assez superficiel.
14:08Et c'est sûr que ce n'est pas à l'État maintenant de convertir les gens de force,
14:12mais l'État peut soit faire tout ce qu'il peut, comme l'État français,
14:16pour fermer les portes de la transcendance, pour ridiculiser le christianisme,
14:20pour mettre en avant des idées beaucoup plus athéistes ou séculairistes,
14:26ou alors l'État peut tenter d'ouvrir les portes, comme le fait notamment la Hongrie,
14:31qui, elle, essaye d'assumer assez pleinement l'identité culturelle chrétienne de son État.
14:38À mon avis, c'est vers quelque chose de ce style-là qu'on pourrait aller.
14:41Alors, vous nous parlez de l'Europe comme idée régulatrice,
14:44d'une Europe-civilisation comme idée régulatrice,
14:46mais je vous ramène sur l'Europe telle qu'elle prend forme aujourd'hui, ce grand écart.
14:50Parce que certains diraient, à tout le moins c'est mon impression,
14:53quand on parle de la Commission européenne aujourd'hui,
14:55quand on parle de la constitution de l'Europe telle qu'elle prend forme aujourd'hui,
14:58c'est une Europe, à certains égards, impériale,
15:00c'est-à-dire avec un pouvoir qui prétend surplomber les nations,
15:03une bureaucratie qui surplombe, elle aussi, les différents corps politiques nationaux,
15:08une absence relative du sens des frontières, c'est généralement le fait des empires,
15:13la volonté de mater les provinces rebelles lorsqu'elles contestent le dogme européiste.
15:19Je me souviens de cette phrase de Madame von der Leyen à propos des élections italiennes,
15:22« Si ça tourne mal, nous avons les moyens de ramener l'Italie à l'ordre ».
15:27De ce point de vue, l'Europe impériale que vous souhaitez,
15:29elle existe déjà, elle n'a pas le même contenu civilisationnel que vous souhaitez,
15:33mais l'Europe impériale a déjà pris forme
15:35et les nations sont déjà en très mauvaise situation, l'Europe aujourd'hui.
15:39Absolument, et cela montre que toute la dynamique civilisationnelle actuelle
15:43va de toute manière aller dans ce sens-là, parce qu'on est déjà avec un pied dedans.
15:46Le problème, c'est que cette Europe fait exactement le contraire
15:50de ce qu'elle devrait faire et, à mon avis, de ce qu'elle va faire.
15:52Comme je l'avais dit aussi au début, cette Europe est faible,
15:56elle est impotente vers l'extérieur, cette Europe n'est pas présente.
16:00C'est-à-dire qu'elle n'a pas de politique étrangère unifiée ?
16:02Elle n'a pas de politique étrangère unifiée,
16:04elle n'a pas d'armée, elle n'a aucune idée de ce qu'elle veut faire sur les autres continents,
16:08elle n'a aucune idée de comment elle veut assurer aussi notre accès à des ressources stratégiques,
16:13elle n'a aucune véritable politique en matière d'autarcie industrielle,
16:18donc elle est, comment dire, inexistante vers l'extérieur,
16:21elle est extrêmement autoritaire vers l'intérieur.
16:24Et justement, cette Europe que moi j'appellerais de mes voeux,
16:27ferait exactement le contraire.
16:29Elle serait présente vers l'extérieur,
16:31elle aurait la force de protéger ses frontières,
16:33à la fois contre la migration, mais aussi très clairement contre des potentielles attaques.
16:39On voit bien que la guerre, elle revient bel et bien au XXIe siècle,
16:43mais qui serait en même temps subsidiaire vers l'intérieur.
16:46Alors, c'est évidemment une approche très différente de celle qu'on a aujourd'hui.
16:50C'est d'abord l'approche institutionnelle, dont je parle aussi un peu dans mon livre,
16:55mais ce qui me semble encore plus important, d'abord, c'est l'approche identitaire.
17:01Car actuellement, je serais le dernier à vouloir donner une armée à Ursula von der Leyen,
17:05comprenons-nous très bien.
17:07C'est le dernier de mes souhaits, je préfère encore de loin une Europe des nations
17:10à cette Europe vers laquelle des gens comme Ursula von der Leyen
17:15veulent mener notre continent.
17:17C'est quelque chose que j'aimerais bien dire très clairement.
17:21Mais en même temps, ce revirement identitaire me semble l'essentiel.
17:26Et là, actuellement, nous devons, de mon point de vue,
17:29faire l'essentiel en tant que droite, en tant que conservateur,
17:33de nous reconnaître non seulement la beauté de nos nations,
17:39de nos régions, de leur riche histoire,
17:41mais aussi de remarquer qu'au final,
17:43durant ces mille années écoulées depuis la réforme carolingienne,
17:49cette Europe a toujours été très unicitaire.
17:53Elle a partagé pendant mille ans la même histoire.
17:56Elle a partagé pendant mille ans les mêmes évolutions religieuses,
18:00en bien comme en mal.
18:01Elle a partagé les mêmes aventures de croyance en le progrès,
18:05de désamour finalement de nouveau pour la modernité.
18:10Nous vivons cette même histoire.
18:12Et je crois que c'est important pour la droite des différents pays
18:15de se rendre compte de ce que disait déjà d'ailleurs Ortega y Gasset,
18:19c'est-à-dire qu'en gros, 60% de ceux dont la plupart des gens croient
18:24que c'est typiquement national, est en fait européen.
18:27Arthur de La Trigue.
18:28Je pense qu'on part d'un exemple très concret.
18:30Vous dites qu'il faut des intérêts communs.
18:32On prend l'exemple de la guerre en Russie, en Ukraine, pardon.
18:35La Pologne et l'Italie n'ont pas les mêmes intérêts.
18:38On voit dans leur positionnement.
18:39La Pologne, évidemment, de son point de vue géographique,
18:41a peur de se faire rouler dessus.
18:43L'Italie peut se dire qu'on peut gagner un peu de temps
18:45et envisager autre chose parce que d'autres pays seront roulés dessus
18:47avant que ça arrive à nous.
18:48Comment c'est possible de trouver un intérêt commun avec les frontières extérieures ?
18:52Je crois que la politique italienne, telle que vous la résumez,
18:57elle est fort simpliste.
18:59Je crois que personne en Italie dirait que c'est égal
19:06si la Pologne se fait conquérir ou se fait bombarder par la Russie.
19:09Je crois qu'on est plus…
19:10C'est égal, ils n'ont pas les mêmes intérêts immédiats.
19:12Ça me semble quand même être un peu la même chose.
19:15J'ai l'impression que durant ces dernières années,
19:18on a quand même compris en Europe qu'on était dans le même bateau.
19:21On a quand même compris qu'on était une communauté de destin.
19:23C'est sûr, malheureusement, l'Union européenne a fait tout ce qu'elle a pu
19:26pour écraser dans l'œuf cette conscience d'un destin commun,
19:30vu que c'est justement l'Union européenne qui a essayé de définir l'Europe
19:34comme un ensemble purement basé sur les droits de l'homme et mondialiste, etc.
19:38Donc l'Union européenne telle qu'elle existe actuellement est, pour ainsi dire,
19:42le pire ennemi de cette identité européenne civilisationnelle dont je parle.
19:47Mais c'est une réalité que les différents États-nations
19:50ont des intérêts qui peuvent être divergents.
19:53Mais une fois de plus, je les vois surtout ces dernières années converger.
19:59Je les vois converger de plus en plus économiquement.
20:01Certes, on a des déséquilibres un peu partout,
20:04mais c'est quand même un déséquilibre qui forme un système qui se tient.
20:09Le système européen actuel, il est asymétrique,
20:13surtout avec le rôle de l'Allemagne, forcément.
20:15Mais c'est un système qui est peut-être injuste à certains niveaux,
20:19mais qui est de plus en plus fermé.
20:21L'Italie est liée plus au reste de l'Europe
20:24qu'elle est liée économiquement à la Tunisie ou à l'Égypte, par exemple.
20:29La Pologne est plus liée à l'Allemagne qu'à la Russie.
20:32L'Espagne est plus liée à la France qu'elle est au Maroc, économiquement.
20:35Je crois que cela va converger de plus en plus.
20:38D'ailleurs, une fois de plus, je crains qu'une telle transition,
20:43même si je désirais le contraire,
20:46se fasse surtout sur fond d'une crise politique relativement grave.
20:52Il nous reste deux minutes et je vous impose une question biographique,
20:55vous me le pardonnerez.
20:56Vous êtes belge, mais vous êtes de la communauté germanophone de Belgique,
21:01la minorité dans l'état non national, dans l'état post-national belge.
21:07Est-ce qu'une conscience européenne comme la vôtre
21:10peut émerger dans un contexte qui est le vôtre,
21:12c'est-à-dire une minorité qui n'est pas constituée en état-nation,
21:16comme c'est le cas ailleurs ?
21:17Et de ce point de vue, est-ce que cette conscience européenne,
21:20vous n'y êtes pas davantage porté par l'absence d'un cadre national fort
21:24qui serait le vôtre, alors qu'un Français, qu'un Italien, qu'un Hongrois
21:27qui disposent d'un état-nation fort auquel ils peuvent s'identifier spontanément,
21:31pour eux, l'identité européenne, l'idée européenne, c'est beaucoup plus lointain ?
21:34Je dirais deux choses.
21:35D'abord, oui, en effet, d'ailleurs, j'en parle aussi, je crois, même dans mon livre,
21:40que cette identité très particulière fait en sorte que, pour moi,
21:43mon état national, c'est la civilisation européenne.
21:46Moi, je suis, pour ainsi dire, nationaliste européen,
21:48je suis souverainiste européen, si on voudrait trouver un terme,
21:52et mon passé culturel y est certainement pour quelque chose.
21:55Mais je dirais en même temps que les personnes aveugles ont souvent une meilleure oui que d'autres
22:01et entendent des choses que d'autres entendent peut-être un peu moins.
22:04Donc de ce point de vue-là, cette origine culturelle spécifique me permet peut-être aussi
22:09de distinguer certaines choses plus clairement que d'autres personnes
22:13qui seraient beaucoup plus, dirais-je, ancrées dans leur état-nation.
22:16Et puis, je crois qu'on est face aussi à un immense problème de culture générale.
22:20Au XIXe siècle, alors que là on avait, pour ainsi dire, le point culminant du nationalisme,
22:28personne n'aurait probablement dit qu'il n'y a pas de civilisation européenne.
22:31Même quand les Français haïssaient les Prussiens et que les Anglais haïssaient Dieu sait qui,
22:36on était tous conscients qu'on appartenait à une même civilisation.
22:40Paradoxalement, ce n'est que depuis qu'on a l'Union européenne
22:43qui a viré de plus en plus vers le mondialisme
22:47qu'on a un retour vers les identités nationales.
22:50Donc je crois que c'est aussi un problème d'abord de vision et finalement aussi d'éducation.
22:55Et là-dessus, on pourrait faire énormément de choses pour changer très rapidement
23:00cette conscience vers une concentration sur le nationalisme,
23:03vers une sur finalement l'identité civilisationnelle européenne.
23:07Merci beaucoup David Engels en tout cas.
23:09Et on va marquer une courte pause.
23:11Au retour de la pub, on parlera de théâtre et de pouvoir,
23:15notamment leurs relations au XVIIe siècle.
23:18Alors restez bien avec nous, à tout de suite.
23:22De retour sur le plateau de l'émission, on est face à Mathieu Bocoté
23:26avec un deuxième invité. Ce soir, on va parler théâtre et pouvoir bien sûr.
23:30Oui, théâtre, pouvoir, politique, culture avec Laurent Dandrieu.
23:33Laurent Dandrieu, bonsoir.
23:34Bonsoir Mathieu Bocoté.
23:35Alors vous publiez Le roi et l'Arlequin, Louis XIV, Molière et le théâtre du pouvoir.
23:39C'est une nouvelle... Si on a le souci de lire votre oeuvre,
23:43c'est une nouvelle étape dans une forme d'histoire culturelle du pouvoir
23:46que vous nous proposez, c'est-à-dire d'un livre à l'autre,
23:48une réflexion sur la manière dont la culture s'emboîte avec la cité,
23:52comment l'une éclaire l'autre.
23:54Alors dans cet ouvrage, vous revenez sur la figure de Louis XIV,
23:57vous revenez sur Molière, mais vous revenez sur les...
23:59Je reviens pour Louis XIV, sur les premières années d'un personnage
24:02qu'on a tendance à connaître dans sa gloire.
24:04Et vous nous le présentez, surtout mais pas seulement, dans ses premières années.
24:08Présentez-nous le personnage autrement qu'on ne le connaît normalement.
24:12Oui, c'est les années très intéressantes,
24:14parce que c'est celle où il façonne effectivement son personnage de roi,
24:18parce qu'il a une conception très théâtrale du pouvoir
24:21et le système de son pouvoir.
24:23Et donc, c'est quelqu'un qui, contrairement à ce que l'on croit habituellement,
24:26n'est pas très sûr de lui.
24:28C'est un personnage un peu timide, qui n'est pas brillant,
24:31à une époque où la répartie est très importante.
24:34Il est intelligent, il a une intelligence très profonde,
24:37mais il n'a pas ce brillant de la réplique.
24:42Et il est considéré, par son entourage, comme un baladin
24:47qui aime beaucoup danser et jouer de la guitare,
24:49mais pas quelqu'un de très sérieux.
24:51Et donc, après la mort de Mazarin, il réunit ses ministres
24:56pour leur annoncer, en quelque sorte, qu'à partir de maintenant,
24:59l'État ce sera lui, même s'il n'a pas évidemment prononcé cette phrase.
25:02Il a, au contraire, cette formule absolument étonnante.
25:05Il dit « la face du théâtre change ».
25:09Vraiment, on voit, à travers cette formule,
25:11à quel point il considère le pouvoir comme un théâtre,
25:15non pas comme on le considérait aujourd'hui, au XXIe siècle,
25:18comme un théâtre d'ombre, où les politiques n'auraient
25:22que l'apparence d'un pouvoir qui, en réalité, se situerait ailleurs,
25:26mais comme un théâtre qui exprime par des symboles
25:30extrêmement puissants la réalité des choses.
25:33Pour Louis XIV, il va y avoir deux manières d'exprimer son autorité.
25:39D'une part, dans son attitude personnelle,
25:41c'est cette attitude d'effrayante majesté,
25:45comme dira Saint-Simon, qu'il se compose en endossant
25:49très consciemment son rôle de roi.
25:52Et puis, il y a effectivement l'utilisation qu'il fait
25:56de la politique artistique et des spectacles
25:59pour manifester la magnificence et la majesté royale
26:04et, à travers cette politique de magnificence,
26:07manifester une autorité et le retour d'une autorité royale
26:12qui était sortie très affaiblie de cette fronde
26:16qui l'avait tellement traumatisée quand il était enfant.
26:19C'est Louis XIV d'un côté, et de l'autre, Molière.
26:22Comment la relation se déroule-t-elle entre ces deux personnages ?
26:25Chacun est un monstre, une figure immense dans la culture française
26:29et pourtant, vous penchez sur leur rapport et leur lecture commune
26:32de la situation presque de l'âme humaine.
26:35Oui, il y a en tout cas une réelle intimité
26:38et, je pense, une profonde communauté de vues.
26:41L'intimité, elle se joue sur deux plans.
26:44Sur l'art, déjà, le fait que Molière a su se faire apprécier
26:49comme auteur et comme acteur de Louis XIV,
26:52qui disait de lui, cet homme ferait rire les pierres.
26:55C'est une intimité fondée aussi sur la fonction
26:59de valet tapissier du roi qu'occupait Molière à la cour
27:03qui n'était pas du tout une fonction symbolique.
27:06C'est une charge très absorbante qu'il a exercée
27:09avec énormément d'assiduité, ce qui lui a permis
27:12de gagner la confiance du roi, son intimité
27:15et de créer un lien très profond entre les deux hommes.
27:19Et la communauté de vues, elle est, je pense,
27:22sur une vision qui est très présente dans le théâtre de Molière
27:26qui définit finalement un idéal d'honnête homme,
27:28qui est un idéal d'harmonie, qui est un idéal d'équilibre,
27:31qui est un idéal de mesure, de refus
27:35de toutes les sortes de fanatismes.
27:38Et je pense que cela résonnait profondément
27:41dans le cœur et dans l'esprit de Louis XIV
27:44et que ça lui est probablement apparu
27:46comme le meilleur rempart à cette anarchie
27:49assez désante qui avait donné naissance
27:51quelques décennies plus tôt à cette fronde
27:53qui lui, justement, avait fait tellement de mal au pays.
27:56Arthur de Latrigan, vous dites qu'aucun sujet du royaume
27:59n'ait connu aussi bien Molière, ses pièces,
28:02que Louis XIV, et moi je l'ai même découvert grâce à vous,
28:05que Louis XIV a joué avec Molière sur scène.
28:08C'est quand même quelque chose d'assez inouï,
28:11d'assez fascinant, et donc déjà, comment ça s'est passé ?
28:14Qu'est-ce qu'on a commencé à matérialiser ?
28:16Et ensuite, qu'est-ce qui a séduit d'un point de vue de l'œuvre,
28:18d'un point de vue de l'art, Louis XIV chez Molière ?
28:21Alors, il y a une chose qu'on ne sait pas assez, effectivement,
28:24qui change complètement l'image qu'on peut avoir de Louis XIV,
28:26c'est la dimension de roi artiste.
28:28Artiste pas seulement dans le sens mécène,
28:30mais dans le sens aussi qu'il pratiquait les arts.
28:32Et donc, c'était déjà un très bon musicien,
28:35un excellent guitariste, mais c'était surtout
28:37l'un des principaux danseurs de son temps.
28:39C'était vraiment quelqu'un qui était capable de se mesurer
28:41avec les meilleurs professionnels.
28:43Il a laissé d'ailleurs son nom à un pas de danse
28:45qui s'appelle l'Entrechat Royal, qui existe toujours.
28:48Et donc, il se produisait régulièrement en vedette,
28:52si j'ose dire, dans des ballets de cours,
28:54ballets de cours ou comédies-ballets,
28:57dans lesquels Molière, effectivement,
28:59était également comédien.
29:01Et on a effectivement une scène,
29:03notamment d'un de ses ballets,
29:07où Molière joue le rôle de Sganarelle.
29:09Et Sganarelle se fait dire la bonne aventure
29:12par des Égyptiennes, comme on disait à l'époque,
29:14qui sont en fait des Gitanes.
29:16Et autour de lui, il y a des Égyptiens,
29:18donc des Gitans qui dansent.
29:19Et l'un de ces Égyptiens, c'est Louis XIV,
29:22qui est sur scène en même temps que Molière.
29:24C'est effectivement assez inimaginable aujourd'hui
29:27quand on découvre ça dans les textes de l'époque.
29:30Il faut s'y reprendre à plusieurs...
29:31relire la chose à plusieurs reprises
29:33pour y croire vraiment tellement ça paraît effarant
29:35et tellement ça paraît loin de cette idée
29:37de solennité un peu marmoréenne qu'on a de Louis XIV.
29:41Je reviens sur ce que vous avez dit il y a un instant.
29:43Vous dites que Louis XIV voit chez Molière
29:46une conception de l'être humain, de la culture,
29:48une conception du théâtre, du pouvoir,
29:50une culture civilisatrice,
29:52une culture qui a le sens de l'ordre, des proportions,
29:54qui n'est pas dans la démesure la plus folle,
29:56qui sait autrement dit civiliser la bête eux-mêmes.
29:58De ce point de vue, il y a une forme d'intuition assez forte
30:01chez Louis XIV, c'est-à-dire l'idée que la culture
30:03peut soit réveiller les passions,
30:06calmer les passions, orienter les passions.
30:08Est-ce qu'on peut dire que les temps présents
30:10vous conduisent le temps de détour au temps présent ?
30:13Est-ce qu'on peut dire que puisqu'on a traité aujourd'hui
30:15la culture essentiellement comme divertissement,
30:17la culture comme plaisir personnel du moment
30:19qui passe à autre chose, est-ce qu'on a oublié
30:21la fonction politique et civilisatrice de la culture
30:23dans la cité ?
30:24Oui, ça me paraît évident.
30:25Effectivement, je crois que ce que demandait Louis XIV
30:29aux arts dont il faisait la promotion,
30:32c'était d'exprimer l'essence propre de notre peuple,
30:37le génie propre de la France.
30:39Et en gros, l'âme de la France.
30:41Et aujourd'hui, effectivement, soit on demande à la culture,
30:47alors je ne dirais pas la culture française,
30:49mais la culture qui est en France,
30:50d'être un simple divertissement,
30:52ou au contraire, on ne lui demande surtout pas
30:55d'être l'expression d'une identité française,
30:58puisque vous savez comme moi que l'identité,
31:00c'est devenu le gros mot absolu.
31:02On lui demande au contraire de se fondre
31:05dans de grandes valeurs supposément universelles
31:09qui sont l'inclusivité, le vivre ensemble, la tolérance,
31:14qui sont des valeurs qui n'ont rien de spécifiquement français,
31:18et au lieu d'exprimer ce que notre culture devrait avoir
31:22de spécifiquement français.
31:23On l'a très bien vu, je pense, à travers cette fameuse
31:26cérémonie d'ouverture des JO,
31:29dont les artisans se sont vantés d'avoir voulu faire
31:33l'inverse d'un roman national.
31:36Il s'agissait effectivement de déconstruire
31:40l'histoire nationale pour inscrire la culture
31:44qui est en France dans ce grand courant
31:47de valeurs pseudo-universelles.
31:49Et je me permets d'y revenir sur un temps.
31:52De quelle manière l'identité française qui s'ancre,
31:54prenons au sérieux ce terme,
31:56qui s'ancre, qui vient du fond des âges,
31:58comme aurait dit un vieux général,
31:59de quelle manière la relation entre Louis XIV et Molière
32:03permet-elle de la fixer?
32:05Est-ce qu'il y a une synthèse particulière
32:07qui arrive à ce moment dans la définition publique
32:09ou généralement admise de ce qu'est la culture française,
32:12l'identité française?
32:13Je pense qu'il y a vraiment un basculement
32:15avec le règne de Louis XIV.
32:17C'est-à-dire qu'il comprend qu'une culture promue
32:21et défendue par l'État n'a d'intérêt véritablement
32:24que si elle est l'expression de l'âme nationale.
32:27Et auparavant, et jusqu'à Mazarin inclus,
32:33quand on voulait assurer le prestige de la France par les arts,
32:37on faisait venir des artistes d'Italie.
32:39Vous avez consacré l'ouvrage au Bernin, je crois.
32:41Et voilà.
32:42Et notamment Louis XIV lui-même,
32:44au début de son règne sur l'idée de Colbert,
32:46quand il veut finir le Louvre,
32:49il fait venir d'Italie le plus grand architecte de son temps,
32:53qui est le Bernin.
32:55Et le séjour se passe mal.
32:57Il est renvoyé, non pas avec un coup de pied au cul,
33:00mais pas loin.
33:01Et on décide à la place de finalement faire travailler
33:04des architectes français pour définir un style architectural
33:07proprement français.
33:09Je pense que cet épisode que j'ai raconté effectivement
33:11dans un précédent livre est vraiment un basculement.
33:13C'est-à-dire que Louis XIV comprend intuitivement
33:17que ça n'a d'intérêt de faire favoriser
33:20une effloraison des arts en France,
33:23que si cette effloraison des arts témoigne
33:26et fait rayonner l'âme française,
33:29et de fait, il va créer dans tous les arts
33:33un style français qui va rayonner sur l'Europe
33:37pendant près de deux siècles.
33:39Arthur de Lattriga.
33:40Pour continuer sur le lien entre le XVIIe et aujourd'hui,
33:43ou les enseignements qu'on peut tirer,
33:44vous revenez sur la querelle de Tartuffe
33:46avec les accusations d'impiétés,
33:49vous répondez même aux accusations d'impiétés de Molière.
33:52Quel lien faites-vous avec aujourd'hui
33:54entre ce qu'on peut appeler les puritains,
33:57les libertins aujourd'hui ?
33:58Est-ce que finalement, ce n'est pas quelque chose qui continue ?
34:02Ce qui est très fascinant, c'est qu'aujourd'hui,
34:05beaucoup de défenseurs de Molière
34:07qui sont des progressistes et qui sont généralement athées
34:11rejoignent les dévots d'autrefois
34:14en voulant faire absolument de Molière un rebelle et un athée.
34:19Molière n'était ni un courtisan servile, ni un rebelle.
34:25Il était quand même à la cour du roi tous les matins
34:28pour faire son lit,
34:29donc ce n'est pas une attitude très punk, on va dire.
34:32C'est quelqu'un qui a un respect absolu
34:35des institutions et de l'ordre établi.
34:37Mais pour autant, c'est un artiste complètement libre
34:40qui développe son œuvre en toute liberté.
34:44Mais il y a cette idée aujourd'hui effectivement très forte
34:47qu'un artiste ne saurait être qu'en rébellion
34:53contre l'ordre établi.
34:54Ce qui est une idée en plus totalement factice
34:56puisqu'on voit très bien qu'aujourd'hui,
34:58ces artistes pseudo-rebelles sont en réalité
35:01très occupés toute la journée à déverser
35:03le catéchisme politiquement correct de l'époque.
35:05Donc c'est une rébellion qui est purement de pose et de façade.
35:09Alors revenons à Molière particulièrement.
35:12On pourrait dire, quand on se penche sur son œuvre,
35:15il y a une compréhension particulière de l'âme humaine,
35:17ironique, je dirais presque ironique plus que tragique,
35:21c'est-à-dire la conscience.
35:22Ou alors le tragique se dévoile dans l'ironie.
35:24Est-ce qu'on peut considérer que dans la formation
35:26d'un homme politique, d'un homme d'État exceptionnel,
35:29est-ce qu'on peut dire que le type de philosophie
35:31qu'il rencontre dans les œuvres de sa jeunesse
35:33va d'une manière ou de l'autre orienter son rapport au gouvernement,
35:36sa manière de gouverner les hommes ?
35:38Est-ce qu'autrement dit, le passage pour Louis XIV par Molière
35:40va orienter sa manière de gouverner les Français ?
35:42Je pense que l'œuvre de Molière lui sert un peu d'avertissement
35:47et de garde-fou.
35:52C'est-à-dire que Louis XIV,
35:54pour restaurer le prestige et l'autorité de l'État,
35:58a manifesté tout au long de son règne un souci extrême de grandeur
36:04et de ce qu'il appelait sa gloire,
36:06qui était en réalité la reconnaissance que les contemporains
36:09donnaient à celui qui faisait son devoir avec Éclat.
36:13Je pense que Louis XIV était conscient
36:17que ce souci de grandeur pouvait basculer à tout moment dans la démesure
36:23et qu'il a trouvé dans le théâtre de Molière
36:27une sorte de mise en garde contre les extrêmes,
36:34contre le fanatisme, contre la démesure,
36:37contre la tentation d'en faire trop.
36:40Il y a un éloge du juste milieu constant dans le théâtre de Molière
36:45et il y a un éloge du bon sens
36:47qui, je pense, a servi à Louis XIV de garde-fou contre lui-même,
36:52contre la tentation de ses propres excès.
36:54Arthur de Batrigan ?
36:55Et inversement, qu'est-ce qu'a apporté Louis XIV à Molière ?
36:58Vous dites presque que Molière n'aurait pas été Molière sans Louis XIV.
37:01Il n'aurait pas été tel que nous le connaissons en tout cas.
37:04Ce que je trouve très frappant, c'est qu'on a toujours cette idée,
37:07là aussi très moderne, de l'artiste qui porte en lui une œuvre
37:11avec une telle intensité qu'il faut absolument qu'il s'en délivre
37:14en l'accouchant sur le papier.
37:16Et Molière, en fait, c'est exactement l'inverse.
37:18C'est-à-dire que c'est quelqu'un qui n'écrit, qui ne crée
37:20que sous le coup de l'urgence et de la nécessité.
37:23Alors, urgence et nécessité, souvent de remplir les caisses de son théâtre,
37:27puisqu'il était avant tout animateur de théâtre,
37:30mais aussi urgence et nécessité de répondre aux commandes
37:34très pressantes du roi.
37:36Et donc, il y a cette pression de Louis XIV sur Molière
37:42pour écrire beaucoup, pour écrire sur des formats
37:46qui ne lui étaient pas forcément les plus naturels.
37:49C'est-à-dire que Louis XIV va beaucoup pousser Molière
37:53à hybrider le théâtre avec la musique
37:56et donc à privilégier le mode de la comédie-ballet.
38:00Et je pense qu'il va le pousser, effectivement,
38:02à une forme d'artistique beaucoup plus ambitieuse
38:05que ce que Molière aurait fait spontanément,
38:09même si, effectivement, c'est un peu de la culture fiction que de l'affirmer.
38:13Alors, justement, il y a cette dimension.
38:15D'un côté, nous sommes devant un pouvoir souverain sur de lui.
38:18C'est celui de Louis XIV.
38:20Et de l'autre côté, il y a chez Molière la critique des moeurs de l'époque.
38:23C'est-à-dire la capacité de jeter un oeil,
38:25je ne dirais pas moqueur, peut-être ironique, sur ses contemporains.
38:29D'un point de vue très moderne, il y a presque une contradiction dans cela.
38:33C'est-à-dire, soit le pouvoir est sûr de lui et il est sérieux,
38:36il ne tolère pas l'humour,
38:38ou de l'autre côté, on est devant un esprit de dérision
38:40qui va jusqu'à abattre le pouvoir et la religion et les fondements de la cité.
38:44Pourtant, ce n'est pas ici que ça se présente avec vous.
38:46Non. Alors déjà, le premier point qu'il faut comprendre,
38:48c'est que Louis XIV, contrairement à ce qu'on pourrait croire,
38:50est quelqu'un qui a énormément d'humour
38:53et qui le manifestait d'ailleurs parfois en faisant des plaisanteries
38:58à l'encontre de ses courtisans.
39:01Il y a quelque chose qui me paraît très significatif
39:04de la problématique que vous posez,
39:06c'est la question de la flatterie et de la courtisanerie.
39:11Flatterie et courtisanerie qui sont moquées à plusieurs reprises
39:15dans le théâtre de Molière et notamment dans Le Bourgeois Gentilhomme.
39:19Et on pourrait considérer que c'est une attaque contre la cour
39:22et donc une attaque contre Louis XIV.
39:25Or, ce qui est très frappant, c'est que Louis XIV,
39:28tout en développant ce système de cour,
39:30lui-même était très hostile à la flatterie
39:34et très hostile à la courtisanerie,
39:37dont il avait bien conscience que c'était des dérives
39:42qui menaçaient le système et des excès
39:45qui menaçaient le système qu'il avait mis en place lui-même.
39:47Donc, je pense qu'effectivement, ça fait partie de ces exemples
39:51qui montrent que le théâtre de Molière est pour Louis XIV
39:55une sorte de garde-fou contre les dérives
39:58auxquelles pourrait entraîner le pouvoir tel que l'a mis en place Louis XIV.
40:03Arthur Levatrigan.
40:05Si notre époque actuelle était une pièce de Molière,
40:08laquelle serait-ce ?
40:09Et si Emmanuel Macron et Mathieu Bocotte étaient des personnages ?
40:14Vous avez le droit de ne pas répondre à mon sujet !
40:18Si c'était une pièce, je pense que ce serait évidemment
40:22soit Les Précieuses Ridicules, soit Les Femmes Savantes,
40:25parce que c'est les deux pièces qui font la critique la plus cinglante
40:29et la plus actuelle de l'hypocrisie intellectuelle
40:33et du snobisme intellectuel.
40:35Je pense que là, on est en plein dedans.
40:37Emmanuel Macron, c'est facile, c'est Tartuffe.
40:42Mathieu Bocotte, je ne sais pas, c'est compliqué.
40:48Excellente réponse, c'est Tartuffe.
40:50Mais ça nous dit, transposons-nous pour notre temps.
40:53Vous nous présentez un livre comme celui-là.
40:55Est-ce que les Français, je me permets de dire
40:58le premier des Français aujourd'hui, Emmanuel Macron,
41:00vous l'avez mentionné, dit qu'il n'y a pas de culture française,
41:02il y a une culture en France, ce qui est quand même assez étonnant.
41:05C'est une déclaration qui est remontée il y a quelques années
41:07mais qui disait quelque chose de la pensée du président.
41:10Est-ce que notre époque est capable de comprendre encore
41:13une relation comme celle que vous nous présentez
41:15entre Molière et Louis XIV ?
41:17Est-ce qu'elle est encore capable de recevoir la culture française ?
41:19C'est une question très politique finalement.
41:21Est-ce que la culture française est vécue comme un boulet
41:23dont on doit se délivrer ?
41:25Ou est-ce que notre époque est encore capable de l'accueillir
41:27à la manière d'une promesse d'émancipation
41:29et avec le devoir de continuité ?
41:31Je pense que notre culture est perçue comme un boulet
41:37par une bonne partie de nos élites,
41:39avec la douze paire de guillemets nécessaires
41:41autour de cette expression.
41:43Même si je crois que vous en avez parlé
41:45dans la première partie de cette émission,
41:47il y a effectivement un certain nombre de gens,
41:50y compris dans la classe politique plutôt à droite,
41:52qui comprennent qu'on ne sortira de cette course
41:58à la décivilisation qui est actuellement la nôtre
42:00que si on accepte de se réinscrire
42:02dans un contexte civilisationnel
42:05et donc de se réenraciner dans une culture.
42:08Pour ce qui est du peuple,
42:10je pense qu'effectivement il est tout à fait disposé
42:12à recevoir et apprécier à nouveau cette culture
42:16pour peu qu'on la lui transmette.
42:18Et c'est ça le gros problème, c'est qu'aujourd'hui
42:20il y a une méconnaissance presque abyssale
42:23de la culture française,
42:25y compris d'ailleurs dans des milieux assez bourgeois
42:27et assez aisés et théoriquement assez cultivés
42:31parce que la transmission ne s'est pas faite.
42:33Mais ce que je trouve très frappant,
42:35c'est qu'il y a quand même un attachement très instinctif
42:38que l'on peut remarquer par exemple
42:40dans l'attachement des gens,
42:44l'émotion des gens,
42:46quand il y a une menace de destruction d'une église.
42:49Tout à coup tout un village, toute une commune
42:51se mobilise pour sauver l'église
42:54alors qu'évidemment 95% des gens
42:56ne croient plus ni à Dieu ni à diable.
42:59Mais malgré tout, on s'attache à la défense du clocher
43:02parce qu'on a conscience que c'est là, symboliquement,
43:05que réside notre âme.
43:07Il nous reste environ deux minutes.
43:08Je vous poserai une question encore une fois très contemporaine.
43:10Qu'est-ce qu'il y a encore de vivant
43:12dans la culture française d'aujourd'hui de l'œuvre de Molière ?
43:14C'est-à-dire évidemment c'est un titre obligé,
43:16c'est une figure où on parle la langue de Molière,
43:18tout le monde connaît cette formule,
43:19mais qu'est-ce qu'il y a encore de vivant de l'esprit molièresque
43:21dans la culture française d'aujourd'hui ?
43:23Alors il y a je crois dans l'œuvre de Molière
43:25une forme d'irrévérence qui est très française
43:28et qui je pense parle beaucoup encore aujourd'hui
43:31et assure une bonne partie du succès de Molière.
43:36Et je crois qu'il y a aussi quelque chose d'assez admirable,
43:40c'est sa capacité à moquer les travers de son temps
43:43tout en leur donnant une dimension intemporelle et universelle
43:46et notamment vous voyez ça très bien dans Les précieuses ridicules
43:49qui, le phénomène de la précieusité,
43:51c'est un phénomène historiquement très daté,
43:52mais à travers cela Molière fait une critique du snobisme
43:57qui est absolument de tous les temps
43:59et de la même façon que sa critique de l'hypocrisie dans Tartuffe
44:03est de toutes les époques.
44:05Et quand vous entendez un personnage de Molière
44:08proclamer « nul n'aura de talent que nous et nos amis »,
44:11il est évident que ça a des résonances à notre époque qui sont très fortes.
44:15Il nous reste le temps d'une dernière question.
44:16Arthur de Vatrigan.
44:18Étonnamment, est-ce que le théâtre privé n'est-il pas
44:21le dernier lieu de liberté dans la culture française ?
44:26Avec ce bémol qu'il est malheureusement de plus en plus soumis
44:29à des impératifs économiques compliqués
44:33qui font qu'il va vers une forme de simplisme
44:36et quand il joue de la comédie par exemple,
44:39il a tendance à le tirer vers la grosse farce,
44:42mais inversement, le théâtre public
44:46qui devrait être notamment l'occasion, le lieu
44:49pour défendre le patrimoine français
44:51a tendance à tirer Molière vers une forme de sinistrose,
44:54c'est-à-dire qu'on veut montrer à tout prix
44:57que c'est du théâtre qui dit quelque chose,
44:59mais pour dire quelque chose, il faudrait surtout ne pas faire rire,
45:02ce qui est un contresens absolu.
45:04Donc je pense qu'effectivement, c'est aujourd'hui quand même
45:06dans le théâtre privé qu'on a les meilleures chances
45:08de voir des mises en scène de Molière,
45:10notamment qui soient fidèles à l'esprit de ce grand dramaturge.
45:13Merci beaucoup, Enzoca, c'était passionnant.
45:16Merci à tous les trois.
45:18Cette émission est maintenant terminée.
45:19Rideau, comme on dit, puisque on est un peu au théâtre.
45:23Sur CNews maintenant, c'est l'heure des pro 2.
45:25Je vous souhaite une excellente soirée.
45:27A tous et à la semaine prochaine.
45:28Très certainement.

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