Comment Jacques Audiard a eu l'idée de mettre en scène un narcotrafiquant qui lâche tout pour réaliser son rêve de devenir une femme ?
Inspirations, décors, scènes musicales, le réalisateur nous raconte les coulisses du film Emilia Perez, doublement récompensé au dernier Festival de Cannes
Emilia Perez, disponible en salle
Inspirations, décors, scènes musicales, le réalisateur nous raconte les coulisses du film Emilia Perez, doublement récompensé au dernier Festival de Cannes
Emilia Perez, disponible en salle
Category
🎥
Court métrageTranscription
00:00Un personnage de narco qui veut devenir une femme,
00:03ce n'est pas moi qui l'ai eu cette idée-là.
00:04J'aurais été tout à fait incapable de l'avoir.
00:06Vous n'êtes pas sans le savoir,
00:07je n'avais jamais fait de comédie musicale qui chante, qui danse.
00:10Donc voilà, ça a été passionnant à mettre en place.
00:12La préhistoire, c'est que j'ai un ami qui a écrit un roman.
00:15L'ami s'appelle Boris Razan et le roman s'appelle Écoute.
00:18Et donc je lis.
00:19Il y a dans un chapitre, tout à coup, un personnage apparaît
00:22qui est un narco.
00:23Il veut changer de sexe.
00:24Il veut devenir une femme.
00:25Deux choses me retiennent là-dedans.
00:26C'est l'idée d'un narco qui veut devenir une femme.
00:29Disons une espèce d'hyper virilité
00:32qui veut aller vers la féminité.
00:35Donc c'est un parcours intéressant.
00:36Et puis ça se passe au Mexique et ça m'intéresse aussi.
00:53J'ai retrouvé récemment en faisant le ménage dans le disque dur
00:58que le premier texte que j'écris, ça date de janvier 2019.
01:04La chose étrange, le document que je retrouve, c'était vraiment l'original.
01:09C'est une chose que j'écris assez vite, en moins d'un mois.
01:12Ça fait une trentaine de pages.
01:13Et en fait, ça ressemble à un livret d'opéra.
01:17C'est un opéra.
01:18C'est divisé en actes, c'est des personnages archétypaux.
01:22C'est divisé en tableaux.
01:24Donc c'est plus un opéra que ce que j'ai l'habitude d'écrire.
01:29Ce n'est pas une comédie musicale.
01:31Je ne suis pas très à l'aise avec le mot comédie musicale.
01:33Et ça va rester longtemps dans l'indécision.
01:36Je me souviens, avec le musicien Clément Ducolle,
01:40à un moment donné, comme moi, j'avais vraiment fait bouger le scénario.
01:43J'ai dit, mais est-ce qu'on continue ?
01:45On est sur quoi ? On est sur un opéra ?
01:46On est sur, ouvrez les guillemets, comédie musicale.
01:49Et il m'a répondu, non, c'est une comédie musicale, c'est un film.
01:52Donc ça s'est réglé comme ça.
02:01La vraie question que je me pose en tant qu'auteur,
02:03puisque je sais quand même ce que c'est que produire une idée,
02:05qu'est-ce qui fait que c'est une idée à moi ou une idée...
02:09C'est que cette proposition-là, un personnage de narco qui veut devenir une femme,
02:13ce n'est pas moi qui l'ai eue, cette idée-là.
02:14J'aurais été tout à fait incapable de l'avoir.
02:17Donc c'est Boris qui l'a eue, tant mieux pour lui.
02:20Mais là-dedans, beaucoup de choses vont bouger.
02:22Il faut qu'elle puisse bouger, d'ailleurs.
02:24Quand je vais faire le casting,
02:25quand je vais me décider pour Carla Sofia Gascón et pour Zoe Saldana,
02:30les personnages que j'avais écrits étaient plus jeunes.
02:34Ils avaient entre 25 et 30 ans.
02:37Elle, c'est une toute jeune avocate et lui, c'était un jeune narco.
02:41A l'évidence, ça, c'était une erreur.
02:43C'était une erreur tout à fait explicable.
02:45C'est que quand je vois Zoe et quand je vois Carla Sofia,
02:47je dis que ces personnages ont dix ans de plus.
02:50Pour la bonne et simple raison, c'est qu'il faut qu'ils aient une histoire.
02:52Il faut qu'il y ait un vécu derrière.
02:54Il faut qu'il y ait une maturité face à la vie.
02:55Parce que tout simplement, je vais plus y croire.
03:10Je ne voulais pas que ce soit en anglais.
03:11Ça aurait été quoi ? Ça aurait été en français ?
03:13Ça aurait été bizarre. Pas en allemand, par exemple.
03:15Ça serait absurde.
03:16C'est devenu international, mais très très bien.
03:18Et à partir du moment où j'ai dit ça, ça va chanter en espagnol,
03:20qui tombe sous le sens.
03:22Et à partir de ce moment-là, c'est devenu international.
03:35Et c'était ce que j'avais mis aussi là-dedans.
03:37C'était que l'espagnol est une langue de pays émergent.
03:40C'est une langue de pays modeste, de pauvres, de migrants.
03:45Je dois aussi remarquer que la comédie musicale
03:48ne me tombe pas comme ça du plafond.
03:52J'ai eu régulièrement le désir de faire un film musical.
03:56Comment mon deuxième film, avec Alexandre Despard,
03:59j'avais pensé en faire un petit opéra, déjà.
04:01Je n'ai pas fait beaucoup de clips,
04:03mais j'ai un très bon souvenir de cette époque-là.
04:07La découverte pour moi, c'était le studio.
04:10C'était le plateau.
04:11C'est comment ouvrir les guillemets, remplir, fermer les guillemets,
04:14un plateau, comment faire bouger ça,
04:15comment amener la vie dans quelque chose qui,
04:18normalement, ne vit pas.
04:19C'est ça, c'est une expérience intéressante.
04:22Je revenais encore du Mexique,
04:24après une série de repérages, de castings, etc.
04:27Tout d'un coup, m'est apparu cette évidence,
04:29c'est que le film appelait une stylisation,
04:32que le décor naturel ne me donnerait pas,
04:34ou alors ça serait très embarrassant,
04:37et que seul le studio pouvait me donner ça.
04:40Mais quand je formule ça,
04:42quand je me suis formulé ça,
04:43d'une certaine façon, c'est quoi ?
04:44Je retournais à ce qui était l'ADN du projet, l'opéra.
04:47Ce n'est pas une scène, on va appeler ça un plateau.
04:49Cette logique revenait de manière implacable.
04:52Ça nous permettait d'être sur plusieurs décors en même temps,
04:55de préparer, de répéter d'un côté, de tourner de l'autre.
05:00On pouvait faire du pre-light.
05:01C'était un très bon instrument.
05:03J'aurais préféré peut-être avoir des plateaux plus grands,
05:05ou un plateau plus grand.
05:07On était peut-être parfois serrés,
05:08mais même ça, on s'en accommode,
05:09la contrainte n'est pas désagréable.
05:12Vous disiez tout à l'heure, le casting de Carla Sofia,
05:14une évidence pour vous,
05:15Zoé Zaldana aussi, facile à convaincre,
05:17facile à amener dans le projet,
05:18c'est elle qui vient vers vous.
05:19Je crois me souvenir que la première personne
05:21qui m'a soufflé son nom, c'était à Los Angeles,
05:24c'était un agent, ou une agente, je ne me souviens plus.
05:26Je n'avais pas réagi, je ne sais pas,
05:28je crois que je ne connaissais pas bien du tout Zoé.
05:30Et en fait, rendez-vous Zoom se prend,
05:34c'est un coup de foudre, vraiment.
05:35Très bien, mes hijos, je te regresse avec moi au Mexique.
05:37Je ne peux pas vivre sans eux.
05:40Et tu connais la famille ?
05:42Je les vois à peu près en même temps,
05:44Carla Sofia et Zoé.
05:47Les deux femmes que je vois me disent,
05:49sans me le dire, mais elles me prouvent
05:51que je me suis complètement gourée
05:52dans l'âge de mes personnages.
05:54Et ça, ça participe de l'évidence.
05:56Ensuite, chez Zoé, il y avait cette chose
05:58à laquelle je n'avais pas pensé à aucun moment,
06:01c'est qu'elle pouvait être de couleur.
06:03Et au Mexique, c'est un petit sens,
06:05c'est un autre petit sens.
06:07Et que là, tout à coup, je comprenais
06:09pourquoi elle a 40 ans,
06:11elle est black, elle est brimée.
06:13Elle travaille dans un monde masculin.
06:14Elle est traitée comme une bonniche.
06:17Elle est très, très enthousiaste.
06:18Elle a lu le scénario et est très, très enthousiaste.
06:20Elle veut le faire, elle veut le faire, elle veut le faire.
06:21Donc ça, voilà, c'est le truc.
06:22Et puis une semaine après, elle nous rappelle
06:24un peu la queue entre les jambes,
06:26en disant, je ne peux pas le faire cette année.
06:27Je suis pris.
06:28Et elle me fait un petit mot très gentil.
06:31Monsieur Odiard, attendez-moi,
06:33vous ne le regretterez pas.
06:35On l'a attendu.
06:36Raisonnablement, on n'était pas prêts de toute façon.
06:38Donc je crois qu'on n'a pas...
06:40Un film comme ça, on ne passe jamais assez de temps à le préparer.
06:43Et alors, ce qui s'est passé...
06:44Parfois, le scénario suscitait des chansons.
06:46Je ne sais pas comment dire, ou à tort d'ailleurs,
06:49parce que parfois, ça suscitait des chansons qu'on a coupées.
06:52Mais c'est vrai qu'à un moment donné,
06:53il y avait vraiment...
06:56Il y avait une interaction entre les deux écritures.
06:58Écriture, musique, écriture.
07:00Et puis après, il y a eu une autre couche qui est de musique.
07:03La musique, le score, qui a été très long à trouver.
07:05J'avais contacté Tom Weiss,
07:06j'avais contacté Damon Albarn.
07:08Et c'est un ami producteur, c'est Philippe Martin
07:11qui m'a fait une liste de jeunes musiciens
07:13qu'il a contacté.
07:15Et je crois que Clément faisait partie du début de liste.
07:17Et puis en plus, il venait de travailler sur Annette, Clément.
07:19C'est pas un inconnu.
07:20Ça veut dire que vous,
07:21quand il y avait le texte du scénario qui était à peu près terminé,
07:23il y avait ce moment où vous dites...
07:25Donc là, le personnage de l'avocate sort du cabinet,
07:28elle est énervée.
07:29Ça va être un moment musical, j'imagine.
07:31Et là, vous laissez une espèce de plan
07:33pour que la chanson puisse être intégrée dans le scénario
07:36où vous avez déjà écrit ce qui doit se passer...
07:38J'ai dialogué.
07:39C'est déjà tout dialogué ?
07:40Oui, c'est sous forme de dialogue.
07:42Et Camille me demandait de lui fournir
07:45ce qu'elle appelle des hooks, des hameçons, des débuts.
07:49Voilà, alors sur certaines chansons,
07:51je lui ai amené des débuts.
07:52Les enregistrements des chanteuses ?
07:54Oui, oui, tout à fait.
07:55Tout à coup, on rentre dans...
07:57Tout d'abord, c'est la réalisation d'un espoir longtemps retardé.
08:01Même si moi, j'avais toutes les maquettes de toutes les chansons
08:04chantées par Camille.
08:05Elle faisait toutes les voix.
08:06J'avais du mal à percevoir la durée de cette chose-ci.
08:11J'ai fait faire un podcast du truc.
08:13J'ai trouvé une actrice, une Espagnole,
08:16qui lisait toute Elida Scully et les dialogues,
08:20et jouait les dialogues.
08:21Et là-dedans, il y avait les maquettes de Camille.
08:24Donc, j'ai pu avoir une vision sonore d'ensemble du film.
08:37Je sais que la première scène qu'on tourne,
08:39ce n'est pas un hasard.
08:40C'est parce qu'on veut mettre la barre un petit peu haut.
08:42Puis, c'est encore le début du film, voilà.
08:44C'est la scène du marché.
08:45C'est la chanson qui s'appelle Allégato.
08:46Parce qu'on sait que celle-là,
08:48c'est celle qui nous a demandé le plus de répétition,
08:50soit la plus grande profondeur de décor,
08:53de profondeur de chant.
08:54Et qu'on va trouver là-dedans, dans cette scène-ci,
08:57dans la mise en place de cette scène,
08:59certains outils qui nous serviront plus tard.
09:01Moi, par exemple, j'ai vraiment compris
09:04en tournant cette scène
09:05que si je n'ai pas assez de profondeur de décor,
09:08ce qui est un problème de riche, arrêtons-le,
09:12je vais me servir,
09:13alors c'est un mauvais jeu de mots,
09:14mais je vais me servir des corps des danseurs
09:17pour faire des corps.
09:18Je vais créer, soit de la profondeur,
09:20soit limiter la profondeur grâce à la chorégraphie.
09:23C'est une découverte de l'usage du plateau, du studio.
09:34C'est de la justice qu'on achète ?
09:44Il y a la scène de Galah aussi qui a été réalisée ici.
09:46Oui, mais c'est un peu mieux s'y prendre.
09:51Non, non, c'est pas qu'on ne savait pas s'y prendre.
09:52Mais comme il y a de la musique,
09:53comme il y a de la chorégraphie,
09:54comme il y a des danseurs,
09:56on va répéter, beaucoup répéter.
09:58On répète à plusieurs échelles,
09:59comme on a petite échelle, moyenne échelle,
10:01et puis après en grand.
10:03On est affûté quand même.
10:04On sait que les morceaux,
10:06on sait qu'on les a divisés en trois ou quatre.
10:08Zoé, raisonnablement, ne pouvait pas chanter et danser
10:12trois minutes ou quatre minutes,
10:14comme ça, c'est pas possible.
10:15Donc voilà, on le divisait.
10:16Mais c'est vrai que là aussi,
10:18il y a la création de profondeur
10:20grâce aux danseurs.
10:23Damien Jallet, qui est le chorégraphe,
10:24on s'est très, très bien entendus.
10:26Il y avait une pièce importante dans la prise de vue,
10:28il y avait Sacha, qui était le steadicammer,
10:30qui est formidable.
10:31Dans cet affût qui était difficile à monter,
10:33pour la bonne et simple raison,
10:34c'est qu'il y avait beaucoup de couches.
10:36À partir du moment où ça chante,
10:37ça danse, ça parle,
10:39il y a beaucoup de couches.
10:40On ne peut pas couper n'importe comment,
10:41n'importe où dans une chanson.
10:42Mais en revanche,
10:43on peut supprimer un couplet.
10:45On trouvera toujours les points de raccord.
10:47On peut supprimer un couplet.
10:49C'est pour ça que, sur le timing,
10:51ça impose des choses assez intéressantes
10:53pour la prise de vue.
10:54Il faut pouvoir vraiment avoir en tête la chanson,
10:56ce qu'on est en train de faire,
10:57ce qu'on veut, ce qu'on doit faire.
10:58Qu'on ne soit pas tout à coup piégé par la longueur.
11:01Des choses comme ça.
11:02Le film est sélectionné à Cannes.
11:03Il est présenté.
11:04Il a une presse qui est plutôt ditirendue.
11:06Et il repart avec des clips.
11:08En fait, pour Carla Sofia.
11:09Est-ce que vous vous souvenez un peu
11:10de comment s'est passée cette soirée-là ?
11:12Ah oui !
11:13C'était la soirée du grand inattendu.
11:15J'étais très, très heureux quand même.
11:17Peut-être que secrètement,
11:18j'imaginais Carla Sofia recevant quelque chose.
11:21Je l'imaginais comme ça.
11:23Les quatre, c'était...
11:26Je me suis dit,
11:27quelle intelligence de la présidence !
11:29Ça, c'est franchement...
11:30Les quatre ont vu quelque chose.
11:32Une transe, une blague mexicaine.
11:36Et une US.
11:37Ok, les gars.
11:38Rien à dire.
11:39C'est ça que j'aurais appris, moi, personnellement.
11:41J'étais tellement heureux de ça.
11:42Emilia, ça a été très, très riche.
11:44Très riche.
11:45Vous n'êtes pas sans le savoir.
11:46Je n'avais jamais fait de comédie musicale.
11:48Qui chante, qui danse.
11:49Donc, voilà.
11:50Ça a été passionnant à mettre en place.
11:51Pour moi, c'était passionnant
11:52de voir travailler Zoé.
11:54Un moment donné, quand même,
11:56je n'étais pas le seul.
11:59Quand, tout à coup,
12:00boum !
12:01Sur le plateau, rempli.
12:02200 personnes dans 100 figurants.
12:05Tout à coup, le playback démarre.
12:07Et puis, Zoé...
12:08On voit, en dansant.
12:10On n'avait pas vu ça, nous.
12:12C'est rare.
12:20Je ne sais plus qui disait ça.
12:21Je pense que c'est un critique.
12:22Il disait...
12:23Il disait un bon film.
12:24Je n'ai pas la prétention de faire...
12:26Il disait qu'un bon film,
12:28on le revoit parce qu'il nous en manque toujours un bout.