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00:00Bonjour, merci beaucoup à vous d'être là, très, très nombreux.
00:04On vous attendait nombreux, mais peut-être pas à ce point-là.
00:07Donc merci, merci aussi, évidemment,
00:10et avant tout à Annie Ernaud et Nechino
00:13d'avoir accepté le principe de cette rencontre.
00:18Annie Ernaud, lorsque je vous avais sollicité cet automne,
00:21lorsque je préparais un article sur Nechino,
00:25vous aviez répondu immédiatement et sans hésitation.
00:30Pour me parler donc de Tristes tigres,
00:34et vous me l'avez défini comme le livre le plus puissant
00:38et le plus profond que vous ayez lu au cours des mois
00:42qui avait précédé cette demande que je vous faisais.
00:46Tristes tigres, je le rappelle, c'est donc un récit-essai,
00:51je ne sais pas comment le définir,
00:52on va peut-être en parler dans cette rencontre,
00:55dans lequel Nechino vous racontait et surtout vous examinait
00:59et vous pensait les viols que vous avez subis dans votre enfance
01:02de la part de votre beau-père.
01:04Le livre est sorti en août l'an dernier.
01:07Et dans ce livre, vous faites par ailleurs figurer,
01:10parmi nombre d'écrivains qui ont jalonné
01:13votre itinéraire de lectrice et votre réflexion d'autrice,
01:19vous citez Annie Ernaud.
01:21Et vous avez notamment cette phrase à propos d'Annie Ernaud.
01:25Vous dites que vous avez lu ses livres
01:27dans la lumineuse sensation d'entendre une voix
01:30qui éclaire quelque chose en soi.
01:33Voilà. De fait, c'est un peu partant de là
01:38qu'est née l'idée de vous rassembler
01:41et de vous inviter à converser.
01:45Si vous voulez converser sans moi pendant la rencontre,
01:50il n'y a vraiment aucun problème.
01:51Au contraire, je pense que si les choses se passent
01:56directement entre vous, tout va très bien.
01:59Et évidemment, j'ai aussi des pistes de choses
02:04sur lesquelles j'aimerais vous entendre,
02:06et l'une et l'autre.
02:07Mais pour commencer, je voudrais bien que,
02:11si vous êtes d'accord l'une et l'autre,
02:13vous reveniez un peu sur la lecture
02:17que vous avez faite de vos oeuvres respectives.
02:21Je vais commencer peut-être par vous, Annie,
02:23si vous le voulez bien,
02:25parler de votre lecture de Tristes tigres.
02:29Alors, très vite, je veux dire, j'ai commencé de lire
02:35et j'ai senti que ça allait être quelque chose d'important.
02:43Immédiatement, vous dites,
02:47voilà, il y a des livres sur l'inceste, sur le viol.
02:52Enfin, je résume là, évidemment.
02:54Mais on n'est pas dans la tête des bourreaux.
02:59Et vous allez effectivement...
03:03Mais moi, ce qui m'a saisi dans ce livre,
03:08c'est que votre exigence, vous voulez absolument faire,
03:15je veux dire, la vérité, peut-être un autre mot,
03:20mais donc la réalité de ce que vous avez vécu.
03:26Vous allez interroger tout, absolument tout.
03:30C'est ça qui... Vous ne laissez rien.
03:33Et vous le faites avec, je veux dire,
03:37quelque chose d'implacable, absolument implacable.
03:41Et en même temps, vous doutez aussi.
03:45Vous dites, mais est-ce que c'est bon ?
03:47A chaque fois, vous n'avancez pas d'une manière absolue.
03:52Et c'est un grand livre littéraire en même temps.
03:56C'est ça. C'est que ça ne se dissingue pas, au fond.
03:59C'est un grand livre parce que vous allez jusqu'au bout
04:02de quelque chose qui va être le fond de l'horreur.
04:07Et en même temps, vous le faites avec des moyens
04:10que moi, effectivement, j'admire comme étant effectivement littéraires.
04:16Et la question que vous vous posez à un moment,
04:19non, ce n'est pas la littérature, etc.,
04:22moi, je la récuse totalement. Voilà.
04:25Tout à fait.
04:27Merci.
04:30C'est tellement émouvant de vous entendre parler,
04:33de savoir que vous avez...
04:35J'essaie de vous imaginer lisant ça,
04:38non, ça que j'ai écrit,
04:40j'imagine absolument pas que ce serait possible
04:44qu'un jour Annie Arnault lise ce livre-là.
04:46Il faut pas me diviniser, quand même.
04:49Non, mais...
04:51Ni vous, ni personne d'autre.
04:52Je pensais pas que ce livre aurait un public.
04:55Je l'imaginais pas comme ça,
04:57puisque je n'avais pas d'éditeur, puisque j'arrive de nulle part.
05:01Donc, je pense même que les...
05:06Ça m'a donné une certaine liberté,
05:07les citations que j'ai faites, notamment de votre travail.
05:11Je ne les ai pas pensées en me disant
05:13peut-être qu'elle va lire et qu'est-ce qu'elle va en penser.
05:16Donc, c'est très émouvant pour moi que ces lectures existent
05:23et elles rajoutent du sens aussi à mon propre travail.
05:26Parce que c'est un peu un défi, c'est un peu un pari.
05:29Comment est-ce que ça va être lu ?
05:30Est-ce que ça va être lu comme de la littérature ?
05:32Je sais pas si je me pose vraiment sincèrement la question
05:35est-ce que ça en est ou est-ce que ça en est pas ?
05:37Parce que moi, je sais que pour moi, ça en est.
05:40Mais dans la progression du livre, je me pose la question,
05:43je me dis, est-ce que ce qui est de la littérature, pour moi,
05:46ce qui est en train de m'arriver pendant que je l'écris,
05:49parce que c'est un peu ça, mon idée,
05:50c'est que la littérature, c'est quelque chose qui arrive.
05:53Ça nous arrive quand on lit, ça nous arrive quand on écrit.
05:55Il n'y a pas une liste de critères qui fait que c'en est ou que ça n'est pas.
05:59Et donc, c'est très émouvant que cette espèce de pari,
06:05cette question qui est lancée, que je reçois votre réponse
06:08et la réponse d'autres lecteurs qui me disent,
06:10moi aussi, je considère qu'une aventure intérieure
06:14ou je ne sais pas comment le définir,
06:16qui est proposée à une lectrice, c'est ça.
06:21Ça peut être, en tout cas, plein de choses,
06:23mais ça peut être aussi ça.
06:25Et alors, moi, je dirais que c'est, en plus,
06:28quelque chose qui ne m'a jamais concernée.
06:31Vous voyez ? Donc, c'est vraiment ce que...
06:33C'est votre livre qui me fait comprendre,
06:36qui me fait voir ce qu'il s'appelle voir,
06:40ce qu'est l'abuser sexuellement une petite fille pendant des années.
06:46Et je crois que je ne l'avais pas réalisé.
06:50Ce qu'il s'appelle réaliser, c'est Proust qui dit...
06:53Excusez-moi de parler de Proust, mais ça fait un peu...
06:57Qui dit...
06:59Voilà, qu'il ne réalisait pas
07:02quand il voulait les arbres d'Idum-Emile,
07:07il voulait les fixer, il voulait en faire de l'écriture,
07:11et en fait, il ne fait pas réaliser.
07:15Mais là, voilà, c'est devenu complètement réel.
07:20Alors, je peux dire ce qui est devenu...
07:22Effectivement, c'est tout ce que vous dites,
07:26tout ce que vous décrivez,
07:27et surtout, c'est que vous ne voilez rien.
07:32C'est-à-dire que vous employez effectivement les mots,
07:35vous dites les choses, et surtout, alors, il n'y a pas que ça.
07:40Il n'y a pas que de dire les mots, les choses, d'écrire.
07:46Il y a, effectivement, cette réflexion
07:50sur ce type, sur cet abuseur, sur ce violeur,
07:57et sur vous-même, enfant,
07:59et sur les autres personnes, votre mère, mais ça,
08:04mais c'est surtout toujours cette relation,
08:07parce que, évidemment, il y a des mots que je comprends parfaitement.
08:12Vous dites que vous êtes...
08:14Voilà, il a réussi à faire une cellule d'intimité,
08:20et ça, voilà, on peut en parler longtemps,
08:24mais c'est de se représenter,
08:30ce que c'est exactement,
08:33et que je n'avais pas fait auparavant dans aucun...
08:37Je dois l'avouer, je ne voulais pas dire
08:41que je n'avais jamais réalisé ce que ça représentait.
08:46Je vais...
08:47Quelque chose est très bizarrement ce qui m'a, en revanche,
08:52ce qui m'a presque tiré des larmes,
08:55ce n'est pas ce que vous décrivez,
08:59mais c'est quand, en trois lignes,
09:03vous dites que votre père, votre vrai père,
09:08quand il apprend ce qui vous est arrivé,
09:13il est...
09:15La dernière phrase, c'est...
09:17Il se laisse mourir.
09:19Et je me suis...
09:22D'un seul coup, moi, je me suis dit,
09:25mon père, il se serait laissé mourir, c'est sûr.
09:28Et donc, vous atteignez, je veux dire,
09:33vraiment, le fond, c'est le mal, c'est la monstruosité.
09:37C'est...
09:38Voilà, je pourrais...
09:41C'est à vous de parler.
09:42Oui, mais quand...
09:44Non, mais c'est...
09:46J'ai laissé des blancs, par exemple, là, il y a un très gros blanc.
09:49Et c'était ça, mon idée, c'était que j'ai pas besoin,
09:54à cet endroit-là, de raconter exactement
09:57de quelle façon mon père s'est laissé mourir,
10:01parce que mon...
10:04Mon ambition, c'est qu'à ce moment du livre,
10:08il y a suffisamment d'empathie avec cette histoire,
10:11et le lecteur s'est suffisamment emparé de cette histoire
10:13et de ses portraits et de ses personnages
10:16pour se faire une idée de ce qui se passe.
10:20Et j'aime bien cette idée de la cellule d'intimité,
10:25et j'y pensais un peu tout à l'heure,
10:27parce que c'est le dispositif de mon livre depuis le début.
10:30On n'est pas avec le violeur,
10:32on est seul avec moi dans une intimité.
10:37J'utilise cette intensité
10:41qui m'a été imposée,
10:43qui est quelque chose de très négatif,
10:48je la transpose dans mon dispositif d'écriture
10:51pour que je sois seule à seule avec une conscience
10:53qui écoute ce que j'ai à dire.
10:55Et je sais pas pourquoi ça m'a fait penser à ça tout à l'heure
10:58quand vous parliez d'être avec quelqu'un dans une voiture,
11:01parce que...
11:05Moi, j'ai fait beaucoup de stops,
11:07et il s'est passé beaucoup de choses dans ma vie
11:08qui ont eu lieu dans ce truc-là d'une voiture
11:12qui est une cellule d'intimité,
11:14qui crée les conditions... En plus, on ne se regarde pas,
11:16donc on entend ce que l'autre dit
11:18un peu d'une façon différente que quand on est face à face.
11:22Et je le raconte dans le livre.
11:23Quand j'ai raconté à ma mère ce qui m'était arrivé,
11:26on était dans une voiture.
11:28Souvent, il y a eu des choses qui m'ont inspirée, je pense,
11:33pour pouvoir créer ce dispositif-là.
11:35C'est des conversations réelles qui ont eu lieu dans des endroits.
11:42Soit quand j'étais abusée d'une grande violence
11:44enfermée dans une pièce avec lui,
11:46soit d'une sécurité absolue
11:49d'être avec quelqu'un de confiance dans une voiture.
11:51Et je pense que j'ai...
11:55voulu mettre ces deux choses-là.
11:57Une sécurité pour que mon lecteur,
12:00il puisse être tranquille avec moi dans cet espace,
12:06mais en même temps,
12:08en sachant qu'on était là dans un espace
12:10où je pourrais abuser de son attention,
12:11où je pourrais agresser,
12:14créer des sentiments violents chez elle, chez lui,
12:18et qu'il y a cette menace.
12:20Il y a les deux choses, je pense,
12:24dans ce que j'ai voulu construire.
12:27Est-ce que vous voulez parler de votre propre expérience
12:32de lectrice, d'Agnès ?
12:34Quand j'ai écrit ça...
12:36que ça avait été comme découvrir quelque chose
12:41qui éclaire quelque chose en moi.
12:43Je pense que c'est aussi parce que quand j'ai lu Agnèrno,
12:46j'ai lu très tard, et c'est assez mystérieux.
12:50Mais bon, la littérature contemporaine,
12:52les lectures, c'est souvent assez aléatoire.
12:56On tombe sur un livre, on lit, on lit pas.
12:58Et je sais pas si ces livres-là
13:01étaient pas dans les bibliothèques où j'allais
13:03ou pourquoi je suis pas tombée sur votre oeuvre avant.
13:05Le premier livre que j'ai lu, c'était Les années.
13:09Et...
13:12j'ai aimé.
13:14Je me suis dit, ah, c'est malin.
13:16Je trouvais le processus,
13:18cette idée de l'histoire intime
13:21et croisée avec l'histoire sociale...
13:24J'ai admiré l'écriture.
13:28Mais c'est pas le livre qui m'a le plus touchée.
13:31Mais ça a ouvert une porte.
13:32Ça a ouvert une porte.
13:34Et ensuite, j'ai lu, pas tous vos livres,
13:36mais quand même une partie très importante.
13:39Et j'étais déjà dans une démarche d'écriture.
13:42Et j'étais déjà en train de chercher des choses.
13:45Et donc, j'ai lu vos textes
13:48avec, effectivement, de découvrir
13:52des choses que j'étais en train de chercher pour moi-même.
13:54Toutes...
13:56Là, j'ai relu récemment La honte.
13:59Et c'est très clair que ces phrases résonnent en chacun,
14:03selon ce qu'on parlait tout à l'heure de l'universalité,
14:08pourquoi quelque chose de très, très particulier,
14:12situé et intime
14:13touche intimement des gens qui viennent d'ailleurs.
14:17Et c'est parce qu'on cherche, en fait.
14:19On cherche des choses et tout d'un coup, c'est là.
14:24Oui, vous parliez tout à l'heure,
14:26d'Annie Ernaux,
14:28du fait qu'on était bouleversés par le livre,
14:32par Triste Tignes, par le livre de Neshtino,
14:35même si on n'avait absolument pas traversé
14:38le même vécu, les mêmes expériences.
14:41C'est vrai que c'est quelque chose, comme moi aussi,
14:44aussi, l'idée de vous rassembler, que j'ai pu ressentir, par exemple,
14:47en lisant Mémoire de fille,
14:50qui est un livre qui raconte quelque chose que je n'ai pas vécu
14:54et dont, pourtant, j'ai l'impression,
14:56comme Triste Tignes, qui, d'une certaine manière,
15:00que je n'arriverai pas à développer ici,
15:02il me parle, il parle de moi aussi.
15:06Vous comprenez cette...
15:08Oui, oui, je comprends,
15:11mais en même temps, je dis que...
15:13Parce que c'est la question que je voulais vous poser
15:17en vous écoutant là.
15:19Vous avez pensé au lecteur.
15:21Oui. Alors que moi, je n'y pense jamais.
15:24Vous savez ça.
15:25Bien sûr, bien sûr.
15:26Donc...
15:28Donc c'est ça qui m'intéresse beaucoup,
15:34parce que, quelquefois, on dit qu'on pense au lecteur,
15:37mais ça donne des choses épouvantables.
15:39Voilà, parce qu'on croit que le lecteur va penser c'est ça,
15:42tandis que là, non, je veux dire qu'au contraire,
15:46je suis entièrement, je vous suis complètement,
15:49je suis partout avec vous,
15:52mais aussi parce que je dois vous dire
15:55que ma première lecture a été vraiment, je veux dire,
16:00pas d'une seule traite, mais presque,
16:03et que, sachant que j'allais vous voir,
16:08je l'ai relue dans la semaine,
16:10et je veux dire que c'était encore mieux.
16:13Non, c'est pas mieux,
16:15mais je veux dire que j'ai vraiment compris
16:17que c'était, justement, c'est ça, un grand livre,
16:20qu'à la relecture, on voit encore mieux
16:24comment c'est...
16:26Je veux dire, c'est d'une totale justesse.
16:32Voilà.
16:33C'est qu'on découvre aussi des choses
16:38et des phrases,
16:41et j'ai été attentive à tout,
16:42et avec, en me disant que vous aviez,
16:46effectivement, vous étiez allé...
16:48Je crois qu'on ne peut pas aller plus au bout
16:51de quelque chose que l'on vit
16:55et qui est de cette nature,
16:59parce que...
17:01Et vous réfléchissez aussi beaucoup,
17:03c'est-à-dire que c'est la chose...
17:05Que l'abus sexuel des enfants,
17:09c'est la chose la plus, je veux dire, fréquente,
17:13et c'est le secret le plus bien gardé ou mal gardé,
17:17j'en sais rien, mais dont on ne parle pas.
17:20Et on a envie...
17:24Enfin, c'est ça aussi, la littérature,
17:26c'est après,
17:29on a envie de dire...
17:32Pourquoi on dénonce pas ?
17:33Pourquoi ce silence ?
17:37Et on a envie, je veux dire, de crier.
17:42Voilà.
17:43Oui, on voit, et en même temps, on voit pas.
17:48C'est vous qui pensez...
17:49On sait que ça existe,
17:50mais ce que vous me décrivez là de votre lecture de mon livre,
17:52c'est que vous découvrez pas
17:54qu'il existe des abus sexuels d'enfants.
17:56On le sait tous.
17:57On le sait.
17:59Mais quand on parle de mémoire de fille,
18:00il se passe exactement ça,
18:02c'est-à-dire qu'on lit une histoire
18:04où on avance pas à pas,
18:07où on voit quelque chose,
18:08où le mot viol n'est pas posé,
18:12on le voit et on le voit pas.
18:14Il se produit à l'intérieur de la lecture
18:18quelque chose qui s'éclaire
18:21dans la narration,
18:22donc sûrement au moment de l'écriture,
18:25et ça se produit aussi au moment de la lecture.
18:28Tout d'un coup, des choses qu'on a sous les yeux,
18:31on les voit.
18:32C'est assez curieux.
18:34Par rapport à la question du lecteur,
18:37moi non plus, je pense pas au lecteur d'habitude,
18:38je crois pas.
18:40J'écris de la fiction,
18:41et une des vertus merveilleuses de la fiction,
18:45c'est qu'on disparaît, soi, quand on écrit.
18:49On invente des personnages, on invente des trucs,
18:52et on s'oublie complètement soi-même,
18:53et on pense pas qui va lire ça, comment on va lire ça.
18:57Ce livre-là est très, très différent.
19:00Le lecteur, il est apparu pour moi dès le début,
19:03parce que le dispositif, c'est une espèce de conversation.
19:07Et donc, j'ai postulé à un lecteur,
19:13même pas un lecteur idéal,
19:14une espèce de lecteur, une conscience qui reçoit ça.
19:18Je pouvais pas écrire ça de moi à moi,
19:20parce que mon entreprise,
19:25elle est d'essayer de mettre des mots
19:28sur quelque chose qui est déjà à l'intérieur de ma tête,
19:31mais que je ne sais...
19:33que j'aimerais pouvoir mettre dans du langage
19:37pour le transmettre à quelqu'un.
19:39Et c'est vrai que c'est très particulier,
19:41cette relation avec le lecteur.
19:43Mais ce qui est vrai,
19:45c'est que j'ai beaucoup écrit et étudié la nouvelle,
19:48et que dans la nouvelle, le statut du lecteur,
19:50il est très différent.
19:52En l'écriture des nouvelles, la lecture de nouvelles,
19:55le contrat avec la forme, c'est pas le même.
20:01On s'abandonne pas.
20:03Il y a un jeu un peu de qu'est-ce qui va arriver ?
20:07Qu'est-ce qui va se passer ?
20:08Est-ce qu'il est en train de me raconter toute l'histoire ?
20:10Je pense qu'il y a des choses de cette forme-là
20:14qui se retrouvent dans la relation au lecteur dans Triste-Tigre.
20:21Je voudrais parler de la question de la voix,
20:24parce que je pense que c'est important.
20:27Vous, Neige,
20:30je me souviens que vous m'aviez dit il y a quelques mois
20:34que Triste-Tigre, l'écriture, en avait été permise pour vous
20:41quand vous aviez trouvé la voix du livre,
20:44qui n'est pas votre voix,
20:46qui est votre voix et n'est pas votre voix en même temps.
20:49Vous aussi, Annie Arnaud,
20:51il y a un moment dans votre chemin d'écriture
20:54où vous avez trouvé cette voix d'écriture.
20:59Je ne sais pas laquelle de vous deux veut parler de cette voix.
21:02Allez-y, Annie.
21:03Moi, c'est assez clair tout de même.
21:06C'est-à-dire que ma voix est très violente.
21:09Elle va diminuer quand même d'intensité
21:12à partir de La Femme gelée, tout de même.
21:15Mais il y a un retournement tout de même,
21:17tout à fait, avec La Place,
21:19parce qu'à ce moment-là, ce n'est plus...
21:22Je ne parle plus de moi, en fait.
21:25Je veux parler de quelqu'un qui est mon père
21:32et que je cherche la façon,
21:38avec cette idée que mon père,
21:41étant d'origine paysanne,
21:45qu'il ne parlait encore pas de toi,
21:48voilà.
21:50Comment parler d'un homme qui n'a pas la culture officielle ?
21:56Enfin, il y avait...
21:59Moi, ce qui me frappait, c'était tout de même sa vie,
22:02c'est-à-dire qu'il était à l'école à 12 ans
22:06et qu'il avait travaillé dans les fermes,
22:09ouvrier, il travaillait très dur.
22:11Ensuite, petit commerçant,
22:12c'était pour lui la tranquillité, d'une certaine manière.
22:16Elle était arrivée.
22:18Il avait sa place.
22:19Et puis, il meurt à 67 ans.
22:24Et je...
22:26Drusquement.
22:27Et moi, j'éprouve aussi une très grande culpabilité
22:30par rapport à lui,
22:32parce qu'à l'adolescence, j'étais infecte.
22:35On peut dire les choses de cette façon très rapide.
22:38Et voilà.
22:39Donc, comment faire ?
22:41Et à ce moment-là, je gomme.
22:44Je veux dire que je veux une sorte de distance.
22:48Mais alors, moi, la distance...
22:49Je veux, au contraire de vous,
22:51je veux la distance la plus grande avec le lecteur.
22:54Je veux...
22:56Je rejette.
22:58Je rejette même le lecteur,
22:59parce que je sais que j'écris...
23:02Je suis chez Gallimard.
23:04J'écris...
23:06Bon, je sais qui me lit jusqu'à présent à peu près,
23:09c'est-à-dire 7 000 lecteurs.
23:12Voilà, c'est ça.
23:13Et puis, bon, ce sont quand même des gens
23:17qui ont une certaine culture.
23:19Donc, je veux...
23:22Voilà, je suis dans la distance.
23:26Je veux être dans la distance,
23:28d'où je vais absolument refuser
23:31toute marque d'affectivité.
23:35Ce sera ce que...
23:37Voilà, ce sera une écriture factuelle,
23:40comme on n'en disait pas encore.
23:42Et donc, qui va éliminer, en quelque sorte...
23:47Mais à l'inverse de ce qui pouvait être prévu,
23:53c'est qu'au contraire,
23:55au contraire, je recevrai donc beaucoup de témoignages
23:59de ce que vous avez raconté,
24:01c'est mon histoire, c'est mon père, c'est...
24:04Voilà.
24:05Et alors que c'est un tout petit texte, tout de même,
24:08qui fait un peu plus de 100 pages,
24:10et même pas, aussi, il fait les 100 pages de 120, on va dire,
24:15et que, voilà, il n'y a pas,
24:19il n'y a pas, pour ainsi dire, de détails non plus.
24:24Et c'est vrai que je me suis affreinte
24:27à une forme de...
24:30à la réflexion,
24:32à la réflexion tout au long, bien sûr,
24:35mais aussi sur l'écriture elle-même,
24:36sur l'écriture elle-même, comme vous faites, d'ailleurs.
24:39Et parce que l'écriture, c'est une question.
24:43C'est une question, je veux dire que...
24:46Alors, dans la fiction, on ne montre pas,
24:49on ne montre pas comment on s'écrit,
24:52mais moi, c'est ça qui m'intéresse, au fond, voilà.
24:56Oui, trouver une position juste pour parler de votre père,
25:00ne pas parler à sa place.
25:02Ah ben oui.
25:03Mais en même temps qu'on puisse se projeter à l'intérieur de cet homme,
25:07pour moi, c'est ça qui fait la justesse,
25:10cet équilibre-là de la voix narrative.
25:15Et effectivement, c'est une question, quand on lit, on se la pose.
25:19Pas toujours, quand même.
25:20Tous les lecteurs ne se la posent pas, mais...
25:23Mais je pense que les gens qui viennent dire, c'est mon père,
25:25ce n'est pas seulement les faits qu'ils ont lus,
25:27c'est la façon dont l'histoire du père est racontée.
25:30Oui, ce ne sont pas les faits.
25:33Et votre propre voix narrative,
25:37Neige pour Triste Tigre,
25:40elle a été...
25:42C'est une voix que vous avez construite
25:44ou c'est une voix que vous avez cherchée et que vous avez trouvée ?
25:50C'est assez mystérieux.
25:52Je pense que c'est la sédimentation de beaucoup de choses que j'ai faites avant
25:58et qui se retrouvent là, dans le début du texte,
26:01puisque je l'ai écrit tel quel,
26:03ou quand je l'ai relu, je me suis bien rendue compte
26:06qu'il y avait là plein d'autres choses que j'avais déjà faites
26:09ou déjà essayées de faire et qui fusionnaient un peu.
26:14Et cette voix, elle avait déjà une texture très particulière.
26:18Elle y est dès la première page, après, elle s'adoucit un peu et tout ça,
26:21mais...
26:25Autant je suis très, très réflexive
26:27et je lis beaucoup et je fais des analyses et tout,
26:30autant, là, il y a eu quelque chose d'un peu intuitif.
26:34Un peu intuitif, mais en même temps, qui est le résultat
26:38d'années d'études, on va dire,
26:41d'années de lecture qui amènent à...
26:46Oui, à ça, à cette forme-là.
26:50Moi, ce qui a été bizarre pour moi,
26:52c'est d'employer la première personne.
26:55Et ça, vraiment, c'était pas du tout mon projet,
26:59c'est quelque chose que j'ai rejeté très fortement.
27:03Et j'ai mis très, très longtemps, du coup,
27:07parce que j'ai quand même 47 ans maintenant.
27:10Et une fois, je vous ai entendu parler, Agnès, à la radio,
27:14où vous disiez qu'au début, vous aviez l'idée de faire des livres
27:18très...
27:20De travailler beaucoup la forme et d'entrer en littérature,
27:24un peu comme le nouveau roman.
27:25Et je m'identifie tout à fait à ça.
27:27Et moi, j'ai mis beaucoup plus de temps,
27:30parce qu'à un moment donné, vous vous êtes rendu compte que...
27:33Oui, c'est-à-dire, oui.
27:35Moi, j'ai eu l'impression, c'est pour ça que ça m'intéresse
27:39beaucoup, votre parcours,
27:42c'est que moi, j'ai eu l'impression que quand j'ai écrit
27:45mon premier livre étudiante, c'était effectivement
27:48rechercher une forme qui était celle du nouveau roman.
27:51Mais ensuite, j'ai été littéralement empêchée d'écrire
27:56parce que j'ai eu des enfants très tôt,
27:59j'ai eu un avortement, j'ai eu des enfants,
28:02j'ai voulu aller jusqu'au bout du parcours
28:06et avoir, après le CAPES, l'agrégation,
28:09enfin, bref.
28:10Et je me suis remise...
28:12Donc, j'ai expliqué ce matin le Chili,
28:15effectivement, le rôle dans ma vie.
28:17Et à ce moment-là, je veux dire que...
28:21Il est...
28:23Je sais que j'ai pas hésité à employer la première personne.
28:28Alors, en revanche, c'est vrai que mon premier livre,
28:30Les armoires vides, se présente comme un roman.
28:32Il a la forme d'un roman,
28:34parce que même avec la première personne,
28:36donc je donne un nom à celle qui parle,
28:39et puis je fais ce qu'on appelle un flashback,
28:41c'est donc pas...
28:43C'est pas, effectivement...
28:46Voilà, c'est pas de l'autobiographie.
28:49Mais c'est vrai que j'utilise quand même la première personne
28:56comme étant le moyen le plus...
28:59Je veux dire...
29:00Oui, la façon de pénétrer le plus possible
29:05le ressenti, c'est ça, le ressenti et les choses.
29:11Mais vous avez lu les années.
29:13Donc, dans les années,
29:15en réalité, il n'y a pas la première personne.
29:17Elle est...
29:19Mais c'est après beaucoup de livres, vous voyez.
29:24Et c'est soumis à une réflexion très, très longue
29:29qui m'a pris...
29:32En fait, la première idée,
29:33vraiment la première idée d'un livre comme Les années,
29:38mais évidemment qui a mûri, etc.,
29:40en réalité, c'est en 1982.
29:43Donc, de 1982 jusqu'à 2002,
29:48mais vraiment il y a 20 ans.
29:50Voilà, alors j'écris, évidemment, beaucoup de livres,
29:53mais il y a effectivement ça.
29:57Donc, ce qui m'intéresse beaucoup,
29:59c'est effectivement...
30:01Vous, c'est...
30:03Moi, je pensais pas.
30:05Je sais que vous avez écrit d'autres livres,
30:07mais je pensais pas que c'était la première fois
30:10que vous utilisiez la première personne
30:13et que c'est... Enfin, je veux dire, c'est la réalité.
30:17Vous ne pouviez pas écrire ce livre autrement,
30:20avec une autre personne ?
30:21Je l'ai écrit autrement.
30:22Je l'ai écrit sous forme de fiction.
30:24Selon moi, c'est pas exact.
30:25Évidemment, c'est pas le même livre,
30:27mais avec des personnages.
30:29Et à un moment donné, je me pose la question,
30:31est-ce que je devrais pas dire,
30:32elle, la petite fille, raconter son histoire
30:35d'une façon un peu distanciée
30:37qui nous ferait moins souffrir, moi et mon lecteur ?
30:40Donc...
30:42Mais c'est pas le même livre, c'est un autre livre.
30:45Oui, c'est une autre approche.
30:48Mais l'écriture autobiographique,
30:51vraiment, c'est une surprise qui m'est arrivée.
30:54C'est...
30:56C'était vraiment pas mon chemin, selon moi.
30:59Mais parfois, on s'aveugle soi-même sur...
31:03Est-ce qu'il y a une prédestination dans ce qu'on écrit ?
31:07Moi, je crois que ça se dessine à chaque fois.
31:10Et ça dépend aussi, peut-être, des lectures
31:13et de tout un tas de facteurs
31:17qu'on pourra...
31:18que les universitaires pourront voir après.
31:23Voilà.
31:24Ce qui est très intéressant dans les années, par exemple,
31:26c'est comment on est traversé par des discours,
31:30par toutes sortes de discours.
31:32Alors, vous, c'est beaucoup le discours de la sociologie.
31:36Moi, j'ai pas lu beaucoup de sociologie,
31:38mais j'ai lu beaucoup de philo et de romans
31:41et de critiques littéraires, parce que j'ai fait des études de lettres.
31:45Et je pense que ça se sent dans mon approche,
31:48que j'ai une approche qui est traversée
31:51par un discours que j'ai appris et que j'ai fait mien.
31:55Et je pense que dans les années, c'est un peu ça qui se passe.
31:57C'est ce discours-là
32:01qui vous traverse et qui vous vient de l'extérieur,
32:03mais qui est à la fois complètement vôtre.
32:07Alors, je dirais qu'il est d'abord mien,
32:11parce que je ne peux pas me penser
32:18en dehors de l'histoire,
32:22vraiment en dehors de l'histoire
32:24et également en dehors, donc, des classes sociales.
32:28Voilà, je ne peux pas me penser, moi, en tant qu'individu,
32:32en dehors de ça.
32:34Donc, voilà, il y a quelque chose, effectivement,
32:38qui ne me vient pas du dehors,
32:44qui me vient vraiment de cette façon.
32:47Ma façon d'être au monde, elle est comme ça.
32:49Donc...
32:51Mais...
32:53Oui, je...
32:56En fait, quand vous dites que vous avez intégré des lectures,
33:01oui, bien sûr, je le vois,
33:04mais je le vois sans le voir.
33:05Je veux dire qu'heureusement, on ne...
33:08Voilà.
33:09S'il y a une fois où vous dites,
33:11et je pense que vous avez raison,
33:14vous dites qu'au fond,
33:18que l'abus sexuel ou l'inceste
33:23n'a pas été une matière philosophique.
33:28Effectivement, c'est un impensé de la philosophie.
33:31Alors, mais j'allais dire que la philosophie, elle n'entre pas.
33:35Si, elle entre, c'est le mal,
33:38elle s'interroge sur le mal, c'est Hannah Arendt, etc.
33:43Sade nous interpelle aussi, etc.
33:46Mais il n'y a pas ça.
33:48Je veux dire, il n'y a pas ce que vous décrivez.
33:50Effectivement, c'est pas dans les livres de philosophie.
33:56Ça ne donne pas.
33:58Enfin, je ne sais pas ce que vous en pensez.
34:01Je crois qu'il commence à y avoir des livres,
34:05mais qui sont très difficilement accessibles
34:06pour les gens qui ont été victimes.
34:08Parce que d'un côté, on a envie de les lire,
34:12et d'un autre côté, il y a un rejet absolu de ces livres.
34:16Et donc, ça reste un impensé aussi en raison du déni
34:20qu'il y a dans la société en général,
34:22qui est fait par nous tous.
34:25La thèse de Dorothée Ducy, je crois qu'elle a déjà 15 ans,
34:30et qu'elle a eu beaucoup de mal dans l'institution universitaire
34:33à être reconnue par ses pères et à être lue.
34:40Il y a un impensé parce qu'on ne veut pas penser.
34:43Et effectivement, historiquement, ça vient de très, très loin.
34:49Parce que ce n'est pas un phénomène nouveau,
34:51les violences sexuelles faites aux enfants.
34:53Mais il y a même encore une discussion contemporaine
34:56sur comment on nomme ça.
34:59Moi, le mot inceste me dérange.
35:02Il m'arrive un peu comme dans Lolita,
35:05qu'elle dit à son beau-père,
35:06cette parodie d'inceste que tu me fais vivre.
35:11Parce que ce n'est pas son père.
35:13Donc, c'est un mot que j'ai du mal à m'approprier.
35:18Je l'évite, parce qu'effectivement, ce n'est pas votre père.
35:23Ce n'est pas un inceste.
35:25Mais pour moi, c'est la relation d'un adulte très, très proche.
35:33C'est votre beau-père avec une petite fille.
35:38Comme vous dites, c'est tellement, à la fois,
35:42j'allais dire presque joli et terrible
35:45que une petite fille aux genoux croutés puisse intéresser,
35:49enfin, puisse susciter du désir chez un homme.
35:55Ce mystère-là.
35:58Bien sûr, vous arrivez aussi à cela,
36:02que c'est effectivement, c'est une question, c'est la domination.
36:06Et vous dites aussi que vous n'osez pas tourner
36:11vers les théories féministes, ou très tardivement.
36:15Et c'est ça.
36:17Et pourtant, ce que vous décrivez, c'est quand même,
36:20c'est la domination, c'est la domination masculine
36:23dans ce qu'elle a le plus, je veux dire, d'effrayant, de terrible.
36:28Oui, tout à fait. C'est exactement ce qu'on disait tout à l'heure.
36:30Quand je lis aujourd'hui des théories féministes,
36:35des choses que j'ai essayées d'écrire moi-même
36:40avec une certaine fraîcheur et une certaine naïveté,
36:44tout d'un coup, c'est clair en moi avec un vocabulaire théorique,
36:47avec des chiffres, des statistiques et des notions solides.
36:52Mais c'est vrai qu'au moment d'écrire le livre,
36:53je me suis posé la question.
36:55Je me suis dit, il faudrait peut-être que je fasse un peu mes devoirs.
36:58Il faudrait que je lise un peu des spécialistes.
37:01Et j'ai choisi de ne pas le faire.
37:04Non pas parce que ça ne m'intéresse pas.
37:05Évidemment, ça m'intéresse et je trouve ça très, très riche.
37:08Et aujourd'hui, je le fais.
37:09Mais dans ce projet d'écriture,
37:11je voulais que cette voie narrative,
37:14elle ne soit pas la voie d'une spécialiste.
37:16Je voulais maintenir cette conscience-là
37:18d'une personne qui a ses limites et qui n'est pas...
37:23C'est très... Effectivement,
37:26c'est parce que vous vous êtes tenue le plus près
37:30de l'enfant, de la petite fille, de l'adolescente
37:33que vous étiez,
37:35que nous, lecteurs, lectrices,
37:38on peut se mettre à votre place.
37:43Non.
37:44Bien sûr que non.
37:45Mais il y a quand même un moment où on y est.
37:48Sinon, ça ne serait pas réussi.
37:51Mais c'est justement parce que vous n'employez pas...
37:55Et moi, lorsque j'écris,
37:59on m'a reproché de ne pas avoir écrit
38:01« viol » dans « Mémoire de fille ».
38:04C'est parce que je n'ai pas pensé en termes de viol.
38:07Je n'ai pas pensé du tout en termes de viol.
38:10Et que c'est vraiment...
38:13Bon, maintenant qu'on dit...
38:16Oui, mais moi, je reste avec mon idée
38:20de transcrire exactement
38:23comment j'ai ressenti les choses au moment où je les vivais.
38:26Voilà, c'est tout.
38:28Et c'est déjà beaucoup à faire.
38:30Voilà.
38:31Oui, et puis c'est...
38:34C'est la seule façon de décrire des choses qui sont impensées.
38:38Il y a un texte qui m'a beaucoup inspirée,
38:41que j'ai beaucoup lu,
38:42c'est « La fin d'être sans destin » d'Imre Kertész,
38:46avec cette idée de comment raconter.
38:50Et le narrateur postule à la fin
38:52une espèce de théorie qui dit qu'on fait un pas après l'autre.
38:57Voilà, je vais vous décrire ce qui s'est passé.
38:59J'étais dans une file et puis j'ai fait un pas.
39:01Et puis, il y avait quelqu'un à côté de moi qui a fait un pas.
39:02On lui a dit d'aller là.
39:04Et en décrivant sans juger,
39:06sans présumer qu'on peut comprendre,
39:10en étant très, très précis,
39:13comme vous le faites dans « Mémoire de filles »,
39:15dans le déroulé des événements,
39:17en fait, la compréhension de la structure
39:21et la compréhension théorique, elle vient naturellement.
39:24Ça, c'est assez fabuleux dans la narration.
39:28Effectivement, c'est un parti pris.
39:32Mais alors là, si vous voulez,
39:34ça me vient aussi d'une forme de conscience historique,
39:38c'est-à-dire que la difficulté
39:41de rendre les choses avec le temps.
39:44C'est-à-dire, c'est ça.
39:46Et c'est extrêmement difficile.
39:50Bon, pour...
39:55Très certainement que la manière
39:58de décrire les abus sexuels,
40:05elle a certainement aussi changé avec MeToo.
40:11Voilà, je pense.
40:12Voilà.
40:14Vous dites, Volontier-Neige,
40:16que vous avez l'impression de vous inscrire assez naturellement,
40:21justement, dans cette prise de conscience contemporaine
40:28autour des violences sexuelles et autres
40:32faites aux femmes, faites aux enfants.
40:34Vous vous inscrivez dans votre époque.
40:38Oui, complètement.
40:41Je pense que ce livre, en tout cas, il s'inscrit parfaitement là-dedans.
40:45Mais je m'inscris dans mon époque.
40:47Alors là, on est en France, mon livre est écrit en français.
40:50Mais j'ai connu MeToo au Mexique,
40:52qui a une teinte un peu différente.
40:55Je vis en plus à la campagne,
40:57je suis dans des petits groupes militants,
40:59mais je pense que c'est pas exactement la même teinte
41:04que ce qui est arrivé ici.
41:06Et je pense que selon chaque pays, c'est différent.
41:09Et ce que moi, j'ai vécu, en tout cas,
41:12de comment s'est produite la déferlante MeToo
41:15dans le pays où je vis,
41:17c'est un exercice de circulation de la parole.
41:24C'est pas la libération de la parole.
41:26Parce qu'en plus, au Mexique, elle est pas libre, la parole.
41:30On est très, très loin d'avoir gagné quoi que ce soit.
41:33Et quand on parle, c'est toujours dans des cercles très sécurisés,
41:36très fermés, on fait très attention.
41:38Mais j'ai vraiment vécu ça sans oser parler moi-même.
41:46C'est ça qui est assez curieux.
41:47Souvent, je suis dans des groupes,
41:48et puis j'admire les autres qui osent prendre la parole
41:50et raconter ce qu'elles ont vécu.
41:52Moi, en général, je parle pas.
41:53Puis après, je rentre chez moi et je me dis,
41:54mais t'aurais dû prendre la parole.
41:57Dans la voiture, je me fais tout ce que j'aurais pu dire.
42:00Mais ça, je pense que oui, ça construit la possibilité de ce livre.
42:05Et le fait aussi qu'il n'y a pas besoin d'être un spécialiste,
42:11qu'on n'a pas besoin de connaître le langage du patriarcat.
42:15C'est magnifique, les groupes de jeunes femmes
42:19qui lisent des textes théoriques,
42:21ou jeunes femmes, jeunes hommes, sans genre, pardon,
42:24qui lisent des textes théoriques et qui se nourrissent de ça.
42:28Mais il y a aussi des groupes de gens lambda
42:31qui sont dans ce même mouvement
42:35et qui le font sans avoir nécessairement les outils.
42:40Mais le premier outil, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas.
42:46On souhaite partager entre nous nos histoires personnelles
42:50pour essayer de construire historiquement,
42:53dans notre pays ou dans les autres pays,
42:55quelque chose qui va au-delà de garder pour soi et du personnel.
42:59Donc oui, bien sûr,
43:00je ne vois pas comment je pourrais ne pas m'inscrire là-dedans.
43:04Et vous, Ania Arnaud,
43:06est-ce qu'il y a une partie de la réception contemporaine,
43:13je veux dire, ces dernières années, ces dernières décennies,
43:16mettons, cette dernière décennie,
43:17qui aussi est reliée, selon vous,
43:21à ce mouvement de circulation nouvelle de la parole ?
43:25Ah oui, absolument.
43:27Mais ce livre, c'est l'exemple le plus parfait,
43:31c'est-à-dire c'est l'événement.
43:33L'événement qui est sorti en 2000
43:37dans la plus parfaite indifférence
43:40et qui a suscité des articles tout à fait...
43:48Assez...
43:50Oui, je veux dire,
43:52comme si je traitais quelque chose qui était dépassé.
43:56L'événement où, donc, vous revenez raconter cet avortement clandestin ?
44:01Oui, l'avortement clandestin des années 60.
44:04Et donc, c'est vrai que la loi est passée,
44:07qu'il y a l'IVG qui est devenue une possibilité tout à fait répandue.
44:13Et donc, moi, en revanche,
44:17je me dis qu'il y a là quelque chose.
44:19D'abord, parce que pour moi, c'est un...
44:23Oui, on va dire, c'est un trauma, quoi.
44:28Oui, extrêmement grand et inoubliable.
44:32Et alors, j'ai lutté dans des groupes de femmes, le MLAC,
44:37d'abord choisir, ensuite le MLAC.
44:39Mais la loi est passée, très bien.
44:41Mais il me semble que, voilà, il y a...
44:47C'est comme une réalité qui n'a pas été approfondie.
44:51Et j'ai besoin de faire ça.
44:53Et je le fais à ce moment-là en prenant...
44:57Oui, j'ai dit peut-être un peu vite que je ne me préoccupais pas du lecteur.
45:01Mais c'est quand même...
45:03Parce que justement, quand je commence dans l'événement,
45:06je dis, voilà, je le fais alors que la loi est passée.
45:11Mais il me semble justement qu'on peut maintenant...
45:14On n'est plus dans la lutte, on n'est plus dans l'engagement.
45:17Et donc, je peux avoir un autre regard sur ce qui a été vécu.
45:22Et puis, oui, c'est ça.
45:24Et à un autre moment, je dis, oui, le lecteur trouvera
45:26que c'est de mauvais goût de raconter tout ça.
45:29Et je dis que si je le fais pas, voilà, je...
45:35Je trahis quelque chose de la cause des femmes.
45:40Et oui, c'est devenu...
45:44D'abord, il y a une réalisatrice qui s'est emparée effectivement du livre.
45:50Mais je veux dire, d'autres livres aussi.
45:54La Femme gelée, qui est encore beaucoup plus ancienne.
45:57C'est 1981.
46:00Et qui, bon, est étudiée dans des classes, là.
46:05Vous voyez, par exemple.
46:06Et dans des pays étrangers, en Corée, voilà.
46:10Donc, c'est vrai que j'ai pu paraître à un moment, je veux dire,
46:16soit décalée, soit dépassée ou j'en sais rien, voilà.
46:23Et puis que, d'un seul coup, les livres sont lus autrement.
46:28Ils sont lus autrement, oui.
46:31Ils sont plus largement lus et est-ce qu'ils sont mieux lus ?
46:36Alors, ils sont lus autrement, on va dire.
46:40Mais mieux lus, je ne sais pas.
46:43Je ne sais pas.
46:45Je n'ai pas...
46:48Oui, je ne peux pas me...
46:53Bon, par exemple, c'est vrai que l'événement est porté plusieurs fois au théâtre,
46:59est porté au cinéma.
47:00Mais il y a tout de même une dimension,
47:03deux dimensions qui ne sont jamais, évidemment, dans ces cas-là abordées.
47:08C'est la mémoire.
47:11C'est la mémoire.
47:12Et deuxièmement, c'est, au fond, comment on écrit sur des choses
47:16qui vous sont arrivées et qui sont passées.
47:18C'est ça.
47:20Et puis l'écriture elle-même, voilà.
47:23C'est ça.
47:24Bon, je ne peux pas...
47:26Je veux dire qu'au fond, c'est peut-être ça qu'on ne voit pas
47:31qui fait passer le reste, finalement.
47:33Voilà.
47:35Je pense quand même qu'il y a une lecture différente.
47:37Parce que quand j'étais étudiante,
47:40je me souviens moi-même d'aller un peu à reculons
47:44vers des textes écrits par des femmes
47:45parlant du corps, de ce qui pouvait arriver au corps des femmes.
47:49Comme un peu...
47:50Comme s'il y avait quelque chose de honteux
47:52et de...
47:53Voilà, ce truc dont je parle, de la sous-littérature.
47:55Alors que je crois quand même qu'aujourd'hui,
47:59on lit ça comme un matériau littéraire intéressant.
48:03Comment raconter
48:06quelque chose qui arrive en même temps au corps
48:09et au reste de l'individu.
48:11C'est un peu ça qui se passe dans l'événement.
48:14C'est une reconstruction d'un double événement.
48:20Oui, effectivement, c'est ça.
48:23Mais à l'époque, je crois que ce n'était pas lisible.
48:27C'est ça.
48:30Et vous, Nesh, quand Triste tigre est parue,
48:34est-ce que vous aviez une crainte
48:40d'une possible mauvaise lecture
48:44ou d'un possible malentendu sur ce livre ?
48:49Oui.
48:51Bien sûr.
48:53Pas au moment de l'écriture, non.
48:54Au moment de l'écriture, j'étais protégée
48:59d'une certaine façon par l'incertitude totale que j'avais
49:03de si ce livre allait pouvoir exister ou pas.
49:07Et donc, on est libre quand on n'a pas d'éditeur,
49:11quand on a le cercle de mes lecteurs,
49:14c'est vraiment une dizaine de personnes.
49:16Donc...
49:21La peur du malentendu, c'est une angoisse qui m'a saisie
49:26au moment où le livre est sorti.
49:29De me dire que je vais être exposée partout
49:32comme Madame Inceste.
49:36Et comment je vais me débrouiller avec ça ?
49:37Puisque je ne suis pas spécialiste,
49:39j'aimerais bien pouvoir faire ça.
49:44Si j'étais spécialiste, je ferais ça, mais je ne le suis pas.
49:47Donc comment je vais me débrouiller avec ça ?
49:50Et...
49:54Voilà, ça reste compliqué.
49:56Ça reste...
49:58Et en même temps, je suis lectrice moi-même,
50:00et je l'ai montré dans mon livre.
50:01J'attrape des bouts de textes
50:03qui sont complètement destinés à autre chose
50:04et je me les approprie.
50:06Donc je suis consciente que toutes les interprétations existent
50:10et qu'on ne peut pas dire
50:12qu'il y a des bonnes et des mauvaises interprétations.
50:15Il y a des interprétations qui appartiennent à ceux qui lisent.
50:20Mais moi-même, oui, ça se reflète sur moi de façon un peu...
50:29C'est pas seulement angoissant, c'est...
50:35Parce que c'est quand même un énorme travail.
50:37C'est pas seulement les années que j'ai mises à apprendre, à écrire,
50:40mais c'est aussi un effort immense sur moi-même
50:44que je fais pour écrire ça à la première personne,
50:46exposer ce matériau de ma vie.
50:49Si c'est pour que le résultat
50:52soit très, très loin de ce que j'ai souhaité,
50:55c'est décourageant.
50:57Voilà, et donc j'ai cette crainte-là,
51:00mais bon, j'ai aucune idée.
51:01En réalité, on n'a aucune idée
51:03quand on lance un livre sur ce qui va se passer.
51:06Je vous entends...
51:08Pour mon premier livre,
51:10moi, c'était la panique totale, les armoires vides,
51:12parce que je dis...
51:13Voilà, j'ai pas d'éditeur, rien non plus.
51:17Donc je me suis dit...
51:20Mais je me suis trouvée exposée d'un seul coup,
51:23même si c'était de la fiction.
51:25C'est par rapport à mes proches, etc.
51:28Mais quand je vous entends, si vous voulez,
51:31c'est plutôt le livre les années que je...
51:35Parce que, comme vous,
51:37je me disais, en apportant mon manuscrit,
51:41donc chez Gallimard, toujours,
51:46à Thomas Simonnet, mon éditeur,
51:48et je me disais que c'était...
51:52Comment dire ?
51:55Je savais pas ce que c'était, etc.
51:57Mais en même temps, pour moi,
52:00j'étais...
52:02En fait, j'étais contente de moi.
52:05J'avais fait ce que je voulais.
52:07Alors maintenant,
52:08s'il me refusait, etc.,
52:12c'était une possibilité,
52:14mais je l'avais assumée tout au long de ces années,
52:18où je m'étais mise réellement à écrire, en 2002.
52:22Donc à partir de là, si vous voulez,
52:24je pense que vous éprouvez aussi la même chose.
52:28Voilà, le livre est là.
52:31Bon, maintenant, on sait pas ce qui va arriver.
52:37Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a été lu,
52:40comme Triste Tigre a été lu par énormément de gens.
52:44Le temps a déjà passé de notre conversation.
52:50Je vous remercie infiniment,
52:52Annie Arnaud, Neige Sinaud, de ce dialogue.
52:55Et voilà.
52:58Neige, vous allez signer dans quelques minutes,
53:03pour qui voudra.
53:04Merci aussi à vous de votre attention concentrée.
53:08Merci infiniment.
53:10Appréciant, ça.
53:11Appréciant.