• il y a 8 mois
Le spectacle du dramaturge Wajdi Mouawad, "Journée de noces chez les Cromagnons", sera joué lors du mois de mai à Beyrouth. Il s'exprime également à propos du conflit israélo-palestinien.

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Transcription
00:00 Nous recevons ce matin Dramaturge, directeur du Théâtre National de la Colline à Paris.
00:05 Son spectacle « Journée de Nos » chez les Cro-Magnons, qu'il a écrit et mis en scène,
00:09 sera joué du 30 avril au 19 mai au Théâtre Mono à Beyrouth.
00:14 Vos questions au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:20 Ouachdi Mouawad, bonjour.
00:21 - Bonjour.
00:22 - Et bienvenue à ce micro.
00:24 Ça fait des semaines que l'on avait envie de vous entendre parce que vous êtes l'un
00:29 des plus grands metteurs en scène et auteurs de notre époque, mais aussi parce que rares
00:34 sont les artistes qui, comme vous, ont une parole forte et engagée.
00:39 Rares sont ceux qui, comme vous, cherchent à penser avec nuance là où ça fait mal.
00:44 Vous l'avez fait au moment du 7 octobre, de l'attaque d'Israël par le Hamas.
00:50 C'était dans une tribune à Libération, vous le faites aujourd'hui sur Gaza.
00:54 Alors que nous voyons la guerre au Proche-Orient et ses dizaines de milliers de morts, alors
00:59 que le débat public est polarisé à l'extrême, y a-t-il encore, Ouachdi Mouawad, une place
01:04 pour la parole de l'artiste ? Que peut-il apporter dans un tel contexte ?
01:09 - Qu'il y ait une place à la parole de l'artiste, certainement.
01:14 Depuis toujours, l'artiste a pris position dans les conflits et les guerres, depuis le
01:22 théâtre même est né de ça.
01:23 La première pièce dans l'histoire du théâtre s'intitulait "Les Perces" et parlait de la
01:29 défaite des Perses contre les Grecs.
01:30 C'est un Grec qui l'a écrit.
01:31 Je crois qu'aujourd'hui, chaque matin, quand on se réveille, on se réveille comme être
01:39 humain avant d'être quoi que ce soit d'autre.
01:41 Dans le rapport que l'on a à notre métier, qui est celui d'écrire le monde, d'essayer
01:46 en tout cas d'écrire le monde à partir de nous-mêmes et à partir de ce que l'on perçoit,
01:51 la question qui se pose aujourd'hui pour moi, c'est comment on fait lorsque les assassins
01:56 ont le pouvoir ?
01:57 Et c'est ça qui me hante, c'est-à-dire qu'en ce moment, ceux qui ont le pouvoir sont des
02:03 assassins.
02:04 C'est-à-dire Benyamin Netanyahou est un assassin, Vladimir Poutine est un assassin, le Hamas
02:13 sont menés par un groupe d'assassins.
02:15 Il y a les complices des assassins.
02:18 Biden est complice de Netanyahou dans la manière avec laquelle il ne parvient pas à agir alors
02:26 qu'il devrait agir davantage.
02:28 La Chine l'est par rapport à la Russie dans l'agression qu'ils font sur l'Ukraine.
02:34 Donc entre les assassins et les complices des assassins, quand on est devant des situations
02:41 au fond très simples, c'est-à-dire un cessez-le-feu, libération de tous les otages, rendre les
02:46 terres aux Palestiniens, assurer aux Israéliens la sécurité, la solution est très simple.
02:52 - Très simple, ça fait 70 ans qu'on n'y parvient pas.
02:56 - 70 ans que la situation est simple.
02:57 Et que l'on tourne en rond.
02:59 Et plus la situation devient simple, plus c'est violent, plus c'est sanglant et plus ce sont
03:06 les enfants.
03:07 Et c'est là où, de manière plus personnelle, je me retrouve évidemment ramené à la mienne,
03:15 même si ce n'est pas comparable.
03:17 Mais je sais ce que c'est un bombardement, je sais que chaque fois qu'une bombe explose
03:24 j'ai 7 ans.
03:25 Je sais aussi que...
03:27 - Qu'est-ce qui se passe à 7 ans ? Parce que vous êtes né au Liban, pour ceux qui ne
03:30 le savent pas, vous êtes né au Liban au tout début de la guerre civile qui commence
03:34 en 75.
03:35 Et à 7 ans, quand vous avez 7 ans, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous vivez au
03:38 Liban ?
03:39 - Je suis en train de jouer sur le balcon de l'immeuble.
03:42 C'est le 13 avril 75 dans un quartier de Beyrouth qui s'appelle Réine El Meneh.
03:46 C'est un dimanche, il fait beau et tout à coup je vois par le balcon un autobus rempli
03:51 de civils palestiniens qui passait par notre quartier étonnamment, parce que c'est un
03:56 quartier chrétien.
03:57 Cet autobus est interrompu par des voitures qui bloquent le passage du bus.
04:04 Des hommes descendent de ces voitures et tirent.
04:07 Et donc mitraillent le bus.
04:09 C'est un tout petit bus, il est tout petit, mais ils le mitraillent longtemps.
04:12 Et j'ai le temps de voir tout ça.
04:16 Et évidemment, c'est le silence qui se fait.
04:22 Le silence qui se fait, je n'ai pas hurlé, je n'ai pas crié, j'ai regardé ça comme
04:26 une chose… Je ne sais pas… Quelque chose s'étue totalement, quelque chose s'étue
04:33 en moi, jusqu'à ce que ma mère arrive sur le balcon et me rentre.
04:37 Et puis après, c'est le début de la guerre civile avec les bombardements, etc.
04:42 L'attaque de ce bus de Palestiniens dans un quartier chrétien, ça va être le début
04:46 de la guerre civile au Liban qui va durer 15 ans.
04:49 On dit que c'est le début.
04:50 Officiellement, on dit que c'est le début de la guerre.
04:51 Et donc aujourd'hui, quand vous voyez ce qui se passe avec les enfants qui meurent,
04:55 c'est cet enfant de 7 ans en vous qui se réveille ?
04:59 Il y a cet enfant qui se réveille, bien sûr, parce que par empathie, je me dis que chacun
05:06 de ces enfants, chacun de ces enfants qui meurent, et le frère ou la sœur de l'enfant
05:11 qui reste en vie, ces enfants-là, comment ils vont porter le futur ?
05:17 Et c'est la même chose du côté israélien.
05:19 Ceux qui ont été massacrés, les enfants, les parents, les frères et les sœurs de
05:23 ceux qui ont été massacrés le 7 octobre, comment est-ce qu'ils vont porter par la
05:27 suite ?
05:28 C'est là où la question de l'empathie, pour moi, se pose en premier lieu comme peut-être
05:33 la clé, surtout de ceux qui ne sont pas impliqués directement dans le projet.
05:38 Je ne vis pas à Gaza, je ne vis pas en Israël, je suis à l'extérieur, et donc dans un
05:44 premier temps, je ne veux absolument pas m'accaparer d'une douleur qui n'est pas la mienne.
05:47 Mais donc, comment est-ce qu'on rentre dans ce rapport à la douleur, si ce n'est que
05:53 par un rapport à l'empathie qui doit être juste avec toutes les victimes, d'une certaine
06:01 façon ?
06:02 - Emmanuel Mouawad, je voudrais vous citer, début novembre, dans cette tribune, vous
06:07 écriviez "qui puis-je, moi, contre le Hamas ? Qui puis-je contre la frange suprémaciste
06:12 du gouvernement israélien ? Qui puis-je contre le Hezbollah ? Qui puis-je contre le gouvernement
06:16 iranien ? Qui puis-je contre la politique américaine au Moyen-Orient ? Qui puis-je
06:20 contre le cynisme sanglant de Vladimir Poutine ? Qui puis-je contre la zizanie qui mine
06:25 la communauté européenne ? Ce qui puis-je là, il résonne toujours en vous aujourd'hui
06:33 que Gaza continue à être bombardée.
06:37 Parce que vous écrivez aussi que comme jeune Libanais chrétien, vous avez hérité d'un
06:42 poison qui est le poison de la détestation, de la haine.
06:45 Et je vous cite encore "dès mon plus jeune âge, j'ai su détester ceux qui n'étaient
06:49 pas de mon clan.
06:50 Je n'ai pas su apprendre à détester, je détestais par héritage.
06:54 Et si je détestais consciemment, heureux de détester, heureux de haïr, je n'avais
06:59 pas conscience de combien j'étais esclave de cette détestation."
07:02 Au Proche-Orient, plus que nulle part ailleurs, on voit bien combien chacun, juif, arabe,
07:08 musulman, arabe chrétien, reçoit la haine en héritage.
07:11 Alors entre le qui puis-je et cet héritage, où en êtes-vous ce matin ?
07:15 - Et bien tenir sa ligne, c'est-à-dire agir sur ce sur quoi on peut agir, consiste pour
07:26 moi très simplement à faire du théâtre.
07:29 Et c'est là où la pièce "Journée de noces" chez les Cro-Magnons prend pour moi tout simplement
07:34 un sens très simple, mais en même temps un endroit où je peux agir.
07:42 C'est-à-dire aller au Liban, parce que je parle quand même d'un pays d'où je suis
07:48 né, qui est un pays d'origine, qui est sur le point de basculer dans cette guerre et
07:54 dans la folie qui peut amener le gouvernement israélien à faire subir au Liban ce qu'il
08:00 est en train de faire subir en ce moment aux Palestiniens.
08:02 Et parce qu'on est devant un gouvernement extrémiste, on est devant un gouvernement
08:10 qui s'accroche à son pouvoir, un créon.
08:13 Il y a une pièce qui peut s'adapter le mieux à la situation, c'est celle d'Antigone,
08:17 c'est-à-dire créon refuse obstinément à enterrer le corps de Polynès, malgré
08:25 tous les arguments.
08:26 Il y a une phrase dans cette pièce qui est absolument dingue et qui est tellement contemporaine,
08:31 parce que Tiresias, le devin, arrive et dit à créon, donc celui qui gouverne la cité,
08:36 qui a le pouvoir de changer les choses, il dit à créon "tout homme qui a le pouvoir
08:43 peut se tromper".
08:44 Et c'est normal, parce que porter le pouvoir est difficile.
08:49 Mais celui qui s'entête dans son erreur, lui devient criminel.
08:54 Et bien lorsqu'on est devant une situation politique qui est à ce point évidente, et
09:01 l'entêtement qui est tellement évident d'un gouvernement qui fait tout pour conserver
09:06 au fond le pouvoir, et peut faire basculer le pays d'où je viens dans ce ravage, je
09:13 me dis "allez au Liban et faire du théâtre avec des Libanais pour parler de ça".
09:19 Pour parler "Journée de noces chez les Cro-Magnon", ça raconte l'histoire d'une famille qui
09:23 prépare les noces de leur fille aînée un jour de bombardement.
09:27 La pièce est matinée de son de bombardement de A à Z, sauf qu'il n'y a pas de fiancé.
09:37 Cette famille fait semblant qu'il y a un fiancé, mais il n'y a pas de fiancé.
09:40 Donc ils font une fête pour rien, une espèce de gros canular qu'ils font.
09:44 Et en plus la fille est narcoleptique, c'est-à-dire qu'à la moindre violence elle tombe endormie.
09:48 Elle est montée cette pièce en Libanais, avec des acteurs Libanais, dont deux jeunes
09:54 qui ont 21 ans et 22 ans, qui tout à coup vont pouvoir porter une parole.
09:59 Là je peux agir, c'est-à-dire aller à l'endroit où je peux porter ce que je sais faire.
10:07 La seule chose que je peux faire c'est ce théâtre.
10:09 Et aller le faire au Liban.
10:12 Alors là ça a un peu de sens, c'est tenir sa ligne.
10:14 - Tenir sa ligne, c'est ce que vous avez fait aussi avec cette tribune, on y revient et
10:19 on y revient toujours, mais elle a eu effectivement énormément de retentissements parce qu'elle
10:23 est arrivée un mois après le 7 octobre, quand beaucoup de gens dans la communauté
10:27 juive disaient "on n'entend pas quelqu'un d'origine arabe qui nous dit "j'ai de la compassion
10:36 pour vous".
10:37 Et ce texte-là où vous racontez comment vous avez hérité de la haine, la haine en héritage,
10:43 vous avez appris depuis l'enfance à détester l'ennemi, l'ennemi étant Israël ou les Juifs,
10:48 et comment vous avez fait ce chemin de vous battre contre vous-même pour tenir votre
10:54 ligne.
10:55 Cette phrase que vous répétez depuis le début de l'entretien "je tiens ma ligne", c'est-à-dire
10:58 une ligne qui est très claire pour vous, vous avez écrit ce texte-là qui a bouleversé
11:04 beaucoup de gens.
11:05 Comment on se départit, comment on s'émancipe de cette haine en héritage ? Comment on arrive
11:11 à faire le chemin pour s'en émanciper, pour s'en libérer ?
11:15 On commence par la reconnaître en soi d'abord, c'est-à-dire se poser la question "est-ce
11:21 que j'ai envie d'être ça ? Est-ce que j'ai envie de passer mon temps à haïr et à détester
11:26 celui qui n'est pas de mon clan ? Est-ce que j'ai envie de ça ? Est-ce que j'ai envie
11:30 d'être ça ?"
11:31 À partir de là, on se pose cette question et qu'on y répond et qu'on se dit "non,
11:35 je n'ai pas...".
11:36 Au vu de ce qui m'a bouleversé dans la vie, moi ce qui m'a bouleversé c'est l'histoire
11:39 de Jean Moulin.
11:40 Jean Moulin ça m'a totalement bouleversé.
11:42 Il y a des films qui m'ont bouleversé.
11:46 La métamorphose de Kafka m'a bouleversé.
11:49 Alors si ça m'a bouleversé, c'est que j'ai envie d'appartenir à ça.
11:53 Je me dis moi à quoi j'ai envie d'appartenir ? Enfin peut-être pas le mot appartenir n'est
11:57 peut-être pas juste mais qui sont les amis que j'ai envie de fréquenter ? Et bien ces
12:02 amis vers qui j'ai envie de tendre ? Et bien tout à coup on voit les contradictions, on
12:08 se dit "bon ben si j'ai envie de tendre vers ça, ça c'est pas juste".
12:12 Alors comment on se met en chemin ? En tout cas pour moi l'exil, la rencontre avec la
12:19 culture, l'art, les professeurs, certains professeurs, certains journalistes, certains
12:24 artistes, des paroles entendues à droite et à gauche m'ont permis de me dire "en fait
12:30 ne te fais pas croire que tu n'as plus ça en toi.
12:33 Tu dois tout simplement assécher cette plante".
12:35 C'est comme une plante.
12:36 Moi j'ai appris à détester.
12:37 La haine c'est une plante ?
12:38 Oui c'est une graine.
12:39 C'est une graine.
12:40 On vous apprend avec amour.
12:42 Moi j'ai été élevé avec beaucoup d'amour.
12:43 Mes parents m'ont élevé avec beaucoup d'amour mais ils m'ont élevé aussi avec un contexte
12:48 historique qui est celui de la fin de l'Empire Ottoman qui a enfermé les communautés seules,
12:56 les séparant les unes des autres.
12:58 Donc moi j'ai appris que le druse est dangereux.
13:01 On me disait "voilà si t'es pas sage le druse va venir t'égorger comme il nous a égorgé
13:05 il y a longtemps".
13:06 Donc on m'a appris à détester les druses.
13:08 J'ai appris à détester les sunnites, les chiites, surtout les palestiniens.
13:12 C'est ça le gros paradoxe.
13:13 Au Liban, la communauté chrétienne, encore aujourd'hui il y a une frange de la population
13:20 libanaise qui est une frange carrément fasciste qui voit dans ce qui arrive aussi en ce moment
13:27 à Gaza une sorte de vengeance parce qu'ils considèrent que les palestiniens sont responsables
13:32 de la guerre civile.
13:33 Tout comme il y a une frange à l'autre côté du spectre qui ne rêve que d'une chose,
13:39 c'est l'élimination de l'état d'Israël.
13:41 Et entre ces deux extrêmes qui sont présents pas seulement au Liban, ils sont présents
13:45 un peu partout, trouver la ligne qui permet de, je reviens à ce mot d'empathie, et
13:52 de réconciliation, ça devient presque une sorte de révolution on va dire.
13:56 - Alors cette plante de la détestation, vous dites qu'il ne se trouve qu'une des fleurs
14:01 qui se déploient le plus aisément en eaux contrées et qui dégagent le parfum le plus
14:05 envahissant, c'est la fleur de l'antisémitisme, Ouachdimou Awad.
14:11 Comment expliquez-vous le regain d'antisémitisme depuis le 7 octobre, plus 1000% d'actes antisémites
14:19 depuis cette date ? Comment l'expliquer, comment lutter contre ?
14:22 - Expliquer, je ne sais pas si je serais capable de l'expliquer là comme ça, mais je pense
14:29 que d'une certaine manière, là évidemment après 6 mois, l'action du gouvernement israélien,
14:34 le fait qu'on pique les terres aux Palestiniens et qu'on les rend pas et qu'on s'obstine
14:40 à ne pas les rendre, et que ne serait-ce que la résolution de l'ONU qui a été finalement
14:45 votée il y a une semaine, qui n'est pas du tout appliquée, ce gouvernement là n'aide
14:52 pas du tout à, je veux dire, il faut faire vraiment un effort, c'est-à-dire que si je
14:57 reviens à cette idée qu'on en moins est cette graine de l'antisémitisme et que je
15:05 dois tout faire pour l'assécher, enfin faire en sorte qu'elle ne pousse pas, elle est là.
15:09 Ce que je peux faire c'est ne pas l'arroser.
15:13 Or là, il pleut, il pleut vraiment et la terre est vraiment arrosée.
15:18 Alors pour arriver à faire en sorte qu'elle ne pousse pas, ça demande un dépassement
15:22 continu, ça demande aussi un langage qui n'existe pas.
15:27 C'est ça qui est piégeant, c'est que notre langage même est piégé.
15:32 Les mots qu'on dit, les mots qu'on essaye pour aller contre ce mouvement-là, lui-même
15:40 nous met dans des situations de paradoxes, de contradictions.
15:43 Là je suis sûr, par exemple, que là, depuis que je suis en train de parler en ce moment
15:48 là avec vous, je suis sûr qu'il doit y avoir des tas de gens qui sont super en colère
15:54 contre ce que je suis en train de dire.
15:55 Donc comment la moindre parole engendre dans la situation dans laquelle on est plus de
16:03 colère et de rage et de frustration que d'apaisement ? Et c'est là le nœud en fait, cette espèce
16:09 de quadrature de cercle.
16:10 Et pourtant vous êtes celui qui va le plus contre lui-même, qui met le plus de mots
16:16 pour essayer de tenir cette ligne, j'y reviens toujours.
16:19 Qu'est-ce qui fait obstacle à l'empathie ? C'est la question qui vous obsède.
16:22 Lors d'une conférence au théâtre de la Colline avec la rabine Delphine Orvilleur,
16:25 vous vous interrogiez comme ça, en disant ces choses-là, qui résonnent avec ce que
16:29 vous dites là.
16:30 Qu'est-ce qui devient un obstacle à l'empathie ? Qu'est-ce qui fait que quand un type à
16:33 la radio dit simplement que les bombardements sur la population palestinienne c'est pour
16:37 lui une douleur immense, il y a des gens qui prennent ça malgré eux pour une agression.
16:41 A l'inverse, même chose pour le 7 octobre, ceux qui disaient c'est une douleur immense
16:46 le 7 octobre, les autres prenaient pour une agression en disant oui mais il est palestinien.
16:49 Cette question vous hante ? Alors pourquoi on n'arrive pas ? Pourquoi il y a cette
16:53 hémiplégie de l'empathie pour citer Delphine Orvilleur ?
16:55 Je crois que c'est une question identitaire.
16:56 Pourquoi on ne souffre que pour son propre camp ? On est incapable de souffrir pour l'autre.
17:00 C'est identitaire.
17:01 Moi l'exemple que je prends souvent avec les gens, avec les amis avec qui je me dispute
17:06 sur cette question, c'est que je finis par leur poser la question "est-ce que c'est
17:10 toi qui a marqué le but contre le Brésil en 1998 à la finale de la coupe du monde
17:14 ? Est-ce que c'est toi qui l'a marqué ? Non.
17:16 Ok.
17:17 C'est qui ? C'est Zidane.
17:18 D'accord.
17:19 Donc qui est-ce qui a gagné la coupe du monde ? C'est la France.
17:22 Non, ce n'est pas la France.
17:23 C'est l'équipe de football française.
17:27 C'est elle qui a gagné.
17:28 Personne d'autre n'a gagné.
17:29 Alors, plus tu vas croire que c'est toi qui a marqué le but, plus tu vas penser que
17:35 le juif que tu croises dans la rue, c'est lui qui lance les bombes sur Gaza.
17:39 Ce n'est pas lui.
17:40 Lui, il n'a rien fait.
17:42 Le juif que tu croises dans la rue ou bien le musulman ou le palestinien que tu croises
17:48 à Paris dans le 14e arrondissement, lui, il n'a rien fait en Israël.
17:53 Il n'a pas tué personne, lui.
17:56 Donc, moins tu vas te prendre pour Zidane, moins tu vas prendre l'autre pour ce qu'il
18:00 n'est pas.
18:01 Je pense qu'il y a quelque chose de l'ordre de la crise identitaire qui se joue dans cet
18:08 empêchement de l'empathie.
18:09 Pour avoir de l'empathie, il faut se dégager de son identité.
18:12 Il faut se libérer de la question identitaire.
18:15 Oui, mais ce n'est pas facile.
18:16 Pour arriver à l'autre.
18:17 Oui, mais ce n'est pas facile.
18:18 Libérer son assignation identitaire.
18:20 Quelques mots sur le Liban, votre pays natal, où vous allez donc vous envoler dans quelques
18:27 jours pour monter ce spectacle, Journée de Noss chez les Cro-Magnons.
18:32 Cro-Magnons, qu'est-ce que vous ressentez de voir votre pièce jouer là-bas ?
18:37 Vous avez dû fuir le pays il y a 40 ans, on l'a dit, à cause de la guerre civile.
18:40 Vous revenez aujourd'hui alors que la guerre secoue la région.
18:44 Vous disiez à Lorient le jour, cette phrase je trouve magnifique, quitter le pays, enfant,
18:49 revenir artiste.
18:50 Étrange métamorphose.
18:53 Qu'est-ce qui résonne en vous ?
18:54 Quel sentiment vous traverse au moment de retourner là-bas ?
18:58 Je crois que je me suis tellement habitué à être étranger depuis que je suis enfant,
19:07 ne serait-ce que par le prénom que j'ai qui est si difficilement prononçable par
19:10 les gens qui me parlent, que le sentiment que j'ai, étrangement et paradoxal, c'est
19:17 que la première fois que je suis retourné au Liban, je me suis dit, ah ça y est, là
19:20 je vais me retrouver dans un endroit où les gens n'ont pas de difficulté à dire
19:23 mon prénom.
19:24 Mais en fait, c'est beaucoup plus profond que ça et j'ai l'impression que je vais
19:27 retourner dans l'endroit où je vais me sentir le plus étranger.
19:30 Parce que la guerre, l'exil, parce que ce qui se passe en ce moment nous fragmente
19:38 tellement.
19:39 Il y a un endroit au Liban où on arrive à se retrouver, c'est autour de la bouffe
19:43 et de la nourriture.
19:44 C'est-à-dire quand on se retrouve à parler d'un taboulet et qu'on est là à dire
19:48 ouais mais moi ma mère elle le faisait pas comme ça, moi la mienne elle le faisait
19:51 comme ci.
19:52 Et là tout à coup dans ce désaccord, dans le désaccord que l'on a sur le taboulet
19:56 et le babaranouj, il y a enfin une sorte de désaccord amoureux qui est peut-être le
20:03 seul endroit où on peut être dans l'amour dans le désaccord.
20:06 Et je crois que c'est de ça dont j'ai le plus envie et l'art aussi.
20:10 Faire du théâtre, les répétitions par exemple, on va répéter pendant trois semaines
20:15 avant la première.
20:16 J'ai jamais fait ça au Liban.
20:18 Les répétitions vont être ouvertes, c'est-à-dire le public qui aura envie de venir assister
20:23 aux répétitions pourra venir s'asseoir en salle de répétition et nous regarder
20:26 travailler et répéter.
20:27 J'ai tellement envie que ce soit un moment de rencontre, d'être ensemble et de désaccord
20:38 amoureux autour des questions qui seront celles de ce que c'est qu'être Libanais.
20:43 Moi je suis Libanais mais je ne suis pas le même Libanais que celui qui n'a jamais
20:47 quitté le Liban.
20:48 Mais dans cette notion d'identité vague, identité en mouvement, identité vers un
20:57 futur, un langage commun est potentiellement possible.
21:03 Arriver à se parler.
21:04 Chloé, sur l'application de France Inter, M.
21:08 Mouawad, merci de parler comme vous le faites.
21:11 Laurent, sur un autre registre, en tant que Libanais, vous avez une responsabilité sur
21:17 votre pays.
21:18 Vous devez faire dégager le Hezbollah, arrêter avec Netanyahou et concentrez-vous sur les
21:23 Iraniens.
21:24 Que répondez-vous à Laurent ?
21:27 Qu'est-ce que je réponds à Laurent ? Je réponds que moi, dans les pièces que j'écris,
21:37 je passe mon temps à donner la parole à ceux qu'on m'a appris à détester.
21:41 C'est-à-dire que dans les pièces que j'ai écrites, c'est là où je peux agir.
21:45 C'est-à-dire que moi, dégager le Hezbollah, je ne pourrais pas le faire.
21:48 Je n'ai pas les moyens de faire ça.
21:50 Si je voulais, je ne pourrais pas le faire.
21:52 Mais ce que je peux faire, c'est écrire des pièces de théâtre où je donne la parole
21:55 à ceux qu'on m'a appris à détester.
21:57 Ça, le Liban, c'est quelque chose qui est...
21:59 C'est-à-dire qu'il faut entendre une chose, c'est que la guerre civile n'a jamais été
22:05 racontée au Liban par les Libanais.
22:07 La guerre civile, il n'existe pas de manuel pour parler de la guerre civile.
22:11 Il existe beaucoup de choses...
22:13 Les Libanais sont prêts à parler de la guerre de 2006, justement, qui a confronté le Hezbollah
22:20 à l'armée israélienne.
22:21 Mais ils ne sont absolument pas capables.
22:22 Ils ne veulent pas parler de la guerre civile.
22:24 - Ouajdim Awad, il nous reste une minute pour vous ramener en France sur un autre sujet
22:29 totalement.
22:30 Vous venez d'être reconduit à la tête du Théâtre de la Colline.
22:33 Votre mandat doit durer jusqu'en 2027.
22:35 Le ministère de la Culture a reconnu en vous l'un des artistes les plus rassembleurs du
22:38 théâtre d'aujourd'hui.
22:39 Mais le ministère de la Culture souffre aussi de réductions de budget dans un contexte
22:45 de finances publiques qui ne va pas bien.
22:46 Le budget de la Culture a été raboté de 200 millions d'euros récemment.
22:51 Est-ce que vous êtes inquiet pour le théâtre, pour le théâtre public, pour le spectacle
22:57 vivant de ces coupes budgétaires ?
23:00 - Je ne suis pas inquiet parce que l'art est très puissant et ça c'est sûr.
23:12 Mais ce qui est...
23:13 Je ne suis pas inquiet, je suis brutalisé on va dire.
23:15 Ce n'est pas la même chose.
23:16 C'est-à-dire qu'il faut bien comprendre que dans le théâtre que je dirige, le seul
23:23 endroit où on peut couper c'est dans les artistes puisque tous les autres frais sont
23:27 fixes.
23:28 On ne peut pas couper dans l'électricité, on ne peut pas couper dans les salaires, on
23:31 ne peut pas couper dans la plomberie.
23:32 Il n'y a que dans les...
23:34 Donc ces coupes signifient moitié moins de spectacles, moitié moins de créations et
23:41 surtout nous qui avons comme mission de coproduire les jeunes compagnies, ça veut dire que ce
23:48 sont les jeunes artistes, les jeunes générations d'artistes qui vont écoper le plus puisque
23:53 chacun des théâtres va se... pour pouvoir continuer à exister, va devoir remplir ses
23:59 salles.
24:00 Pour remplir ses salles, il faut des artistes avec un passé.
24:03 Donc les théâtres vont se concentrer à programmer surtout des artistes connus.
24:07 Et c'est ça qu'il faut entendre de ces coupes, c'est qu'elles frappent les artistes, elles
24:12 ne frappent pas les structures.
24:13 - Merci Ouachdimouaouad et je répercute les nombreux merci des auditeurs de France Inter
24:21 qui étaient très heureux d'entendre vos mots et nous le disent sur l'application.
24:26 Heureux d'entendre vos mots ce matin.
24:28 Merci encore d'avoir été à notre émission.

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