• il y a 10 mois
Transcription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
00:05 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoy.
00:09 Place à la rencontre.
00:11 Aujourd'hui, notre invitée est historienne de l'art, professeure à l'Université technique de Berlin
00:16 et co-autrice d'un rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain
00:20 pour le président de la République, Emmanuel Macron.
00:23 Aujourd'hui, elle vient évoquer son livre tout récemment paru "À qui appartient la beauté"
00:28 né d'une série de cours qu'elle a donné au Collège de France en 2017.
00:32 A cette question, "À qui appartient la beauté", on serait tenté de répondre
00:36 "À personne et donc à tous, à l'humanité".
00:39 Évidemment, rien d'aussi simple car les beaux objets ne sont pas multipliables à l'infini.
00:44 Alors, à qui doivent-ils appartenir ?
00:46 À ceux qui les ont créés ? À ceux qui les ont achetés ?
00:49 À ceux qui ont du goût et du savoir ?
00:51 À ceux qui les exposent ou à ceux qui les contemplent ?
00:54 Bonjour Bénédicte Savoy.
00:55 Bonjour.
00:56 Bienvenue dans les midis de culture.
00:57 Merci.
00:58 Alors que la question de l'appropriation, de la restitution des œuvres d'art est une
01:02 question brûlante, mais on va en parler Bénédicte Savoy, pas du tout récente finalement,
01:07 vous avez décidé d'intituler vos cours et donc ce livre "À qui appartient la beauté"
01:12 et j'aimerais d'abord vous questionner sur ce titre.
01:15 Pourquoi la beauté ? Parce que les œuvres d'art, ce n'est pas forcément là seulement
01:20 où réside la beauté.
01:21 Absolument, vous avez raison.
01:22 Et dans le titre "À qui appartient la beauté", il y a aussi le verbe "appartient", "appartenir"
01:26 et qui est presque plus important.
01:28 Alors ça dépend comment on pose l'accent sur la phrase.
01:30 Mais la beauté c'est ce que les musées, comme dispositif, comme machine, font des
01:34 choses.
01:35 La plupart d'entre eux les prennent et nous signalent qu'elles sont belles ou ont plein
01:41 d'artifices, de manières de les mettre en vitrine, de les mettre en lumière et de
01:46 donner le sentiment aux visiteurs et aux visiteuses qu'il faut les trouver belles, ce qui d'ailleurs
01:50 n'est pas toujours évident, et qu'il faut avoir une émotion esthétique.
01:53 La beauté d'une certaine manière réduit les choses multiples et leurs sens multiples
01:58 à nos regards, à quelque chose d'assez réduit si on veut, mais qui aussi ce qu'il
02:03 y a de plus grand, de plus sublime, qui dépasse évidemment avec l'idée d'émotion esthétique.
02:09 Ce serait ça la beauté, c'est-à-dire quelque chose de très grand et de tout petit, puisque
02:13 les pièces qui sont dans les musées racontent beaucoup d'autres choses que seulement leurs...
02:17 Et qui sont aussi dictées par des institutions, et par des institutions qui prennent place
02:22 dans un pays, avec une certaine histoire, un certain rapport à l'art, un certain regard
02:27 esthétique.
02:28 Donc une beauté très orientée je dirais.
02:30 Une beauté très construite, très orientée, et ces institutions, on l'oublie souvent,
02:34 sont très politiques.
02:35 Elles se cachent derrière le masque de la beauté d'une certaine manière, mais elles
02:40 ont souvent des origines, des genèses, des destins très politiques.
02:44 Alors vous avez dit, Bénédicte Savoie, c'est drôle parce que vous avez dit "moi ce qui
02:48 m'intéresse aussi dans cette formule c'est le verbe appartenir".
02:51 Moi j'allais vous poser la question plutôt sur le acquis, aussi après la beauté acquis,
02:55 parce que finalement ce que vous démontrez c'est que c'est moins une question d'individu
03:02 que d'appartenance territoriale.
03:05 C'est plutôt à quoi doivent appartenir les oeuvres, à quel territoire plutôt ?
03:11 Dans la question que vous venez de si bien poser, il y a déjà beaucoup d'éléments
03:14 de réponse.
03:15 Parfois ça appartient à des personnes, ces pièces qui se sont retrouvées dans nos musées
03:19 ont pu être prises pendant l'occupation nazie de la France par exemple à des familles
03:22 juives.
03:23 Ce sont des personnes spoliées, des familles, dont on peut reconstituer la collection, l'histoire,
03:29 l'extermination dans le cas des familles juives qui ont été poursuivies sous l'occupation.
03:34 Et là on peut faire ce lien direct.
03:36 Dans le cas du royaume cameroonais, par exemple, on a les rois toujours aujourd'hui, les descendants.
03:41 Donc parfois il y a des personnes.
03:43 Mais ils représentent presque plus qu'eux-mêmes ?
03:47 Oui et non.
03:49 Un roi, une lignée, ça continue de père en fils.
03:53 Ils se représentent plus bien sûr, ils sont l'Etat, mais ils sont aussi ce roi ou leur
03:58 grand-père qui avait à sa cour tel et tel artiste extrêmement virtuose, etc.
04:02 Et puis il y a des pièces qui appartiennent pratiquement à leur paysage.
04:06 Ce n'est même pas un acquis, ce n'est même pas un à quoi, ce n'est même pas la terre
04:10 ou la présence de la terre, de l'enracinement.
04:14 C'est qu'ils ont été posés à un endroit précis du paysage.
04:18 Je pense à l'hôtel de Zeus qui vient de Bergame, Bergama, une ville de Turquie, de
04:24 la Turquie actuelle qu'on connaît peu, qui n'est pas une ville très touristique et
04:28 qui a une acropole considérable, impressionnante.
04:31 Et sur cette acropole, il y avait le temple de Zeus et l'hôtel de Zeus.
04:37 Cet hôtel de Zeus a été détruit par le temps, comme les vestiges de l'Antiquité
04:42 en général l'ont été, et vers 1900, des archéologues allemands le retrouvent vraiment
04:46 juste sous une fine couche de terre.
04:48 C'est facile à retrouver.
04:49 On prend les morceaux et les apporte dans la capitale du Kaiserreich à Berlin.
04:54 Donc Zeus à Berlin, alors qu'il vient d'un paysage de surplomb incroyable en Anatolie
05:03 et qui va être mis à l'intérieur d'un musée sous un toit.
05:05 Tout ça, ce sont des choses qui nous interrogent.
05:08 Or les musées, en général, jusqu'à maintenant, jusqu'à une époque très récente, étaient
05:12 très discrets sur les moments où ces pièces étaient venues.
05:15 Un peu comme si tout arrivait en hélicoptère pour être beau.
05:19 Alors Bénédicte Savoie, on va écouter tout de suite un extrait de film.
05:23 C'est un extrait avec lequel vous ouvrez vos cours au Collège de France et il va prouver
05:30 à tous les auditeurs, toutes les auditrices, que vous êtes quand même une professeure
05:34 pas conventionnelle.
05:37 Je me trouve actuellement sur la place du Trocadéro où les manifestants de cette manifestation,
05:41 la société MP Corporation, est accusée de participer à une défaite.
05:44 Les forces de l'ordre sont là pour encadrer la manifestation.
05:46 Est-il vrai que les jeunes étudiants qui faisaient partie de votre organisation ont été gravement blessés ?
05:49 Non, désolée, on ne veut pas s'exprimer là-dessus.
05:51 D'accord.
05:52 Ce sera tout.
05:53 Monsieur a commenté ?
05:54 Madame, s'il vous plaît, une impression sur l'avant.
05:55 C'est Jean-Luc.
05:56 Pour l'heure, l'ensemble des manifestants s'est donné rendez-vous.
05:58 Il ne faut pas oublier qu'à l'origine, les joyaux de la Couronne d'Angleterre appartenaient
06:01 au patrimoine culturel de l'Inde.
06:03 Comment expliquez-vous le fait que nos reliques historiques fassent partie des expos permanentes de musées étrangers ?
06:07 Un lot tout à fait approprié puisque nous sommes dans l'année du dragon.
06:10 Voici, mesdames et messieurs, la tête de dragon.
06:12 La mise à prix est de 60 millions d'euros.
06:15 De nombreux trésors nationaux ont été sauvagement pillés avant d'être revendus à l'étranger.
06:19 Parmi eux se trouve la célèbre tête de dragon, présentée aujourd'hui comme la star de la salle des banques.
06:24 Oui ?
06:26 T'es sérieuse ?
06:28 Super, attends-moi alors.
06:30 Dis à ma soeur que je reviens dans pas longtemps.
06:32 Quoi ?
06:33 A tout à l'heure, je reviens.
06:34 Mesdames et messieurs, les enchères sont ouvertes.
06:36 10 euros !
06:38 Achat !
06:44 Bénédicte Savoie, j'imagine que vous êtes la seule professeure au Collège de France qui ouvre son cours avec un film de Jackie Chan.
06:52 Oui, et alors en plus la version que vous avez fait passer à l'instant avec ce doublage qui rappelle plus les séries de catégories…
06:59 Désolée, désolée.
07:00 Non, non, ça rend la chose encore plus touchante, je dirais.
07:03 Le film de Jackie Chan en anglais a été diffusé d'abord en anglais.
07:07 Et ses voix, quand on parle de patrimoine historique en anglais, ça fait autre chose que quand on entend ces drôles de voix.
07:12 Le patrimoine culturel doit être restitué.
07:15 Voilà, donc ça a un côté drôle et c'était pas pour le côté drôle que j'avais choisi de le montrer.
07:20 Mais pour montrer un film, un blockbuster qui a eu un succès considérable en 2012,
07:25 au moment de sa sortie dans le monde entier sauf en Europe, de Jackie Chan,
07:30 qui va réparer une injustice historique réelle, c'est-à-dire le pillage du Palais d'été,
07:35 avec ses muscles et son habileté physique,
07:39 et va venir reprendre des pièces qui effectivement, à ce moment-là ou quelques années plus tôt,
07:43 avaient été mises en vente à la mort d'Yves Saint Laurent,
07:47 puisque certaines de ses pièces étaient dans la collection d'Yves Saint Laurent.
07:50 La fiction et la réalité viennent ensemble et c'est ce qui m'intéressait de thématiser.
07:56 D'une part, l'absence d'intérêt de l'Europe pour ces questions-là.
07:59 On ne savait pas, on ne connaissait pas vraiment ce film.
08:02 Donc c'était faire venir un autre point de vue et c'est faire, dans le livre qui est sorti de tout ça,
08:08 c'est faire venir un autre point de vue, changer la perspective,
08:11 un peu sortir de nos habitudes européennes pour lesquelles nous ne pouvons rien.
08:15 On dit dans cette idée que nos musées présentent les trésors des autres et que peut-être les autres sont contents,
08:21 que c'était légitime et que tout le monde est fier de les avoir dans nos musées à Londres, Paris, Berlin, etc.
08:27 Donc changer de perspective d'une part et puis d'autre part, rappeler que chaque pièce de musée
08:33 est associée à une histoire qui peut, dans certains cas, être une histoire d'asymétrie de pouvoir,
08:38 de violence coloniale, etc.
08:40 - Et ce qui est intéressant aussi avec ce film, qui est quand même un blockbuster, vous l'avez dit,
08:43 c'est vraiment un film important dans la culture populaire chinoise,
08:47 mais aussi qui a quand même traversé les frontières.
08:49 Vous dites qu'il est resté plusieurs semaines au box-office.
08:52 C'est qu'il montre bien que c'est une question brûlante, qui intéresse, qui mobilise.
08:57 Comment vous expliquez, Bénédicte Savoie, le fait que, j'allais dire la brûlance de ces questions ?
09:03 Pourquoi ces questions actuellement de spoliation, de pillage, d'asymétrie et donc de récupération,
09:12 de restitution, deviennent des questions aussi brûlantes aujourd'hui ?
09:17 - Il y a deux réponses.
09:18 D'abord, elles sont brûlantes aujourd'hui, mais elles ont déjà été brûlantes plusieurs fois par le passé.
09:23 Il y a de nombreux épisodes, on peut remonter jusqu'à l'Antiquité, mais même au XXe siècle,
09:27 des épisodes de réclamation très fort.
09:30 Le plus fort est sans doute lié au moment des indépendances des pays africains,
09:33 qui autour de 1960, commencent de manière systématique, pas seulement eux, d'ailleurs Sri Lanka, l'Irak,
09:39 certains pays qui ont été sous protectorat ou colonisés, demandent de se reconnecter,
09:46 d'avoir un droit à la reconnexion d'une certaine manière,
09:48 de se reconnecter avec le patrimoine qu'on leur a pris, avec une vision d'avenir, pas une vision de passé.
09:54 Donc il y a une brûlance, comme vous disiez tout à l'heure, une urgence à se reconnecter pour se construire.
09:59 Et on lit déjà dans les années 60 de très beaux textes sur le continent africain qui disent
10:04 "on nous a présentés comme des peuples sans histoire, comme des peuples qui ne savaient rien chanter,
10:09 reconnectons-nous à nos patrimoines immatériels, nos religions, nos langues, nos philosophies,
10:15 mais aussi à nos patrimoines matériels, parce qu'il nous faut de la force pour le chemin qui nous reste à parcourir,
10:21 nous jeunes nations."
10:22 Donc c'est vraiment tourner vers l'avenir, et ça c'est aussi sûrement un malentendu ici,
10:26 souvent dans les sociétés européennes, on croit que ces questions de restitution sont faites
10:31 pour se flageller, pour regarder vers le passé, faire de la repentance ou des choses comme ça.
10:36 Non, en fait, d'emblée, l'idée c'est plutôt de construire un avenir différent,
10:41 soit pour ces sociétés qui se reconnectent, soit pour nous aujourd'hui,
10:44 qui peut-être souhaitons désormais au XXIe siècle établir des relations meilleures,
10:50 plus respectueuses avec les pays que nous avons anciennement pillés.
10:54 Et aujourd'hui, pourquoi elle se pose ? Alors, est-ce que ça correspond à une émergence, Bénédicte Savoy,
10:59 de théories, d'études post-coloniales, de prise de conscience, on pourrait dire presque de "woke",
11:08 autour justement des asymétries, des dominants, des dominés, de ceux qui se sont appropriés,
11:13 et des autres qui ont été dépossédés ?
11:17 Si on trouve que Cicéron était "woke", pour utiliser un terme qui est très...
11:24 Je vis à Berlin depuis longtemps, donc c'est vrai qu'il a un usage particulier ici en France en ce moment,
11:28 étrange, qui me sonne étrange.
11:31 Assez dévalué d'ailleurs, plutôt pour dévaloriser.
11:34 Probablement, mais en tout cas, par exemple, Cicéron, qui est le premier à avoir écrit un grand texte
11:37 sur l'injustice patrimoniale, sur l'injustice des spoliations,
11:41 lui explique déjà, il y a plusieurs siècles,
11:47 qu'une population, une société civile dépossédée par la force de son patrimoine
11:55 est une société humiliée, affaiblie, et qu'il faut donc que la force n'a pas le droit de s'approprier le patrimoine des autres.
12:02 On peut être, par exemple, Rome occupant la Sicile,
12:06 on peut occuper la Sicile, mais on ne peut pas, il y a une sorte de tabou,
12:09 il ne faut pas toucher au patrimoine des autres, parce que le patrimoine des autres,
12:12 c'est leur mémoire, c'est leur histoire, c'est leur spiritualité, c'est leur cœur, c'est leur âme, etc.
12:17 Et ça, Cicéron l'explique déjà.
12:19 Donc, aujourd'hui, je n'associerais pas du tout le mouvement actuel à des théories particulières, universitaires, etc.
12:26 mais plutôt à la prise de conscience générale que notre luxe ici en Europe,
12:32 nos habitudes de consommation, de biens de consommation, mais aussi de consommation culturelle,
12:37 dépendent d'autres qu'on ait en relation, et que les autres, c'est ceux qui ont perdu ces pièces.
12:42 Quand on est face à Nefertiti, dans le Neues Museum à Berlin, dans le musée égyptien de Berlin...
12:47 - Le bus de Nefertiti auquel vous consacrez un cours entier, Vanellic de Savoy.
12:52 - Absolument. Quand on est face à elle, on disparaît soi-même, face à sa beauté, face à son histoire, etc.
13:00 Mais un exercice qui me paraît important, c'est de penser qu'elle est absente d'ailleurs,
13:04 elle est absente de Telle-Alamarna. Et quand vous êtes sur place à Telle-Alamarna,
13:08 et que vous voyez la présence de cette absence, c'est-à-dire des bustes de Nefertiti,
13:12 copiées, géants, en plâtre, peints à la vavite, etc.
13:16 Vous comprenez que notre luxe, notre consommation culturelle, dépend d'autres, d'absences, de failles, etc.
13:23 - C'est ce que vous dites, quand la présence d'œuvres à un endroit correspond à leur absence dans un autre endroit.
13:29 Mais à ce moment-là, Bénédicte Savoy, pourquoi ce n'est pas aussi simple de répondre à cette question
13:33 "à qui appartient la beauté" en disant que ça appartient au pays où a été créée cette œuvre d'art,
13:38 d'où elle vient, d'où elle a été déplacée, et de restituer les œuvres d'art ?
13:42 Pourquoi ce n'est pas aussi simple que ça ?
13:44 - Ce n'est pas simple parce qu'un appareil juridique est venu se poser sur ces politiques d'appropriation
13:50 de nos musées, qui se sont principalement remplies autour de 1900, disons entre 1870 et la Deuxième Guerre mondiale,
13:57 si on parle des antiquités, si on parle des biens ethnographiques, ethnologiques,
14:02 donc au moment des empires. Et ces musées-là, quand ils se sont créés, se sont dotés de tout un appareil juridique,
14:09 par exemple en France, l'inaliénabilité, qui fait que le musée, c'est leur ultime station.
14:15 Et pour détricoter cet appareil juridique, il faut beaucoup de travail de débat public,
14:20 mais aussi de travail juridique, et les choses sont en train de se faire maintenant.
14:23 Mais ça va très lentement, et puis il y a toutes sortes de blocages psychologiques.
14:27 Depuis l'école maternelle, nous apprenons, petits Français, petits Allemands, que ces musées, c'est la fierté de la nation,
14:34 le patrimoine national, le "Kulturbesitz" en Allemagne, etc. Le "British Museum".
14:39 - On aurait même été créateurs en France des musées, ce que vous démontez comme idée d'ailleurs !
14:43 - Qu'on est créateurs, qu'on en est les propriétaires, c'est le patrimoine de la nation, ça vous appartient à les petits-enfants, etc.
14:49 Mais non en fait ! Il faut déconstruire un peu et réfléchir à ces constructions-là.
14:57 - Justement, comment faire pour que cette prise de conscience soit générale,
15:00 et ne soit pas réservée seulement à ceux qui s'occupent des musées, les institutions dont on a parlé au début,
15:05 à ceux qui maîtrisent ou ont eu des connaissances d'histoire de l'art ?
15:10 Comment faire pour que, effectivement, cette question, on se la pose nous-mêmes, même quand on va dans n'importe quel musée ?
15:17 - C'est une très bonne question, c'est une question d'exercice d'abord, de conscience collective.
15:22 Mais comme le montrait l'exemple d'ouverture, le film "Ailleurs", les gens "normaux" ont cette question bien à l'esprit.
15:30 Les spectateurs ou spectatrices du film de Jackie Chan ne sont pas spécialement des universitaires, si vous voulez.
15:38 C'est-à-dire que ce sujet, dans d'autres points du globe, dans d'autres endroits du globe, sont très présents dans les débats publics.
15:43 Ils existent. Le nouveau film de Mati Diop, qui s'intitule "Daomé", qui sortira à Berlin la semaine prochaine, au Festival du Film de Berlin,
15:53 montre un débat d'étudiants, de jeunes étudiants, sur ces questions qui sont à haut niveau de réflexion.
16:00 Donc, en réalité, il n'y a peut-être que nous qui ne menons pas vraiment...
16:04 - Vous voulez dire que nous, les Français ?
16:05 - Que nous, les Européens, ou plutôt, je dirais même, que nous, les possesseurs de tout ça.
16:11 C'est-à-dire nous qui, malgré nous, je ne dis pas du tout ça pour qu'on se culpabilise, mais plutôt pour qu'on prenne conscience.
16:17 Nous autres, nous avons le privilège de l'accès à ces pièces, à des pièces égyptiennes, à des pièces de l'Irak actuel, de la Syrie actuelle, du Liban actuel, de l'Afrique, etc.
16:27 Et on ne se pose même pas la question, en fait. On enjouit, si on veut.
16:31 Et c'est bien. Personne ne pourra reprocher à quelqu'un d'être ému par la beauté de telle ou telle pièce.
16:37 Mais il faut le faire en sachant où ces pièces manquent et comment elles sont arrivées.
16:42 Parce qu'après, notre plaisir, disons, esthétique, ou notre plaisir de visiteur et de visiteuse du musée sera un plaisir informé.
16:49 Et une fois qu'on est informé, arrive la suite.
16:52 C'est-à-dire, soit on continue de prendre son plaisir en se disant "Tant pis pour les Égyptiens", ou "Tant pis pour les Turcs, ils avaient qu'à ne pas être dominés par les Anglais et les Français à telle ou telle époque", etc.
17:04 "Tant pis pour eux, voilà, maintenant on est au XXIe siècle, oublions tout ça".
17:08 Ou alors, au contraire, on dit "Dans un avenir plus équitable, le droit au patrimoine devrait être peut-être mieux partagé,
17:16 et pourquoi pas engager des formes de réflexion, de discussion qui peuvent mener à la restitution".
17:24 12h-13h30, les midis de culture, Géraldine Moussna Savoie, Nicolas Herbeau.
17:32 La "Madame Sixtine" de Raphaël, un tableau d'hôtel peint par Raphaël, je crois en 1516-1517,
17:38 et qui rebasante simplement la Vierge de l'enfant sur des nuages, avec à sa gauche, à elle, Sainte-Barbe, et à sa droite, Saint-Sixte.
17:46 En haut du tableau, vous avez deux rideaux verts entre-ouverts, et puis en bas du tableau, vous avez deux petits angelots qui regardent, d'un air un peu mélancolique, ce qui se passe au-dessus d'eux.
17:55 Ce tableau a été un des tableaux les plus admirés de l'histoire de la peinture à partir du moment où il est passé à Dresde.
18:02 Et moi-même, bon, la "Madame Sixtine", quand j'ai étudié Raphaël, était un tableau-mythe.
18:06 Et puis, je suis allé à Dresde, j'ai vu la "Madame Sixtine", et j'ai été extrêmement déçu.
18:13 Il y avait une plaque de verre devant le tableau, et donc, ce que je voyais, j'étais assis, je voyais les néons de la salle qui se reflétaient dans le verre,
18:21 et je devinais, je bouge pour deviner la peinture, bon.
18:23 J'étais extrêmement déçu, mais comme je suis venu jusqu'à Dresde pour voir la "Madame Sixtine", je ne voulais pas repartir déçu.
18:29 Donc je suis resté, resté, resté, j'ai resté à peu près une heure, comme ça, à me déplacer, et à un moment, le tableau s'est levé.
18:34 Rapidement, le tableau s'est levé, et d'un coup, j'ai vu la "Madame Sixtine", et j'ai vu, je dois dire, un des tableaux les plus profonds intellectuellement en histoire de la peinture européenne,
18:42 et le plus émouvant s'il concerne l'art de Raphaël.
18:46 L'expérience de l'historien Daniel Arras, donc, vis-à-vis de ce tableau de la "Madame Sixtine", c'était dans "Histoire de peinture sur France Culture" en 2003.
18:54 Alors, Bénédicte Savoie, dans votre livre "À qui appartient la beauté", vous parlez du bus de Nefertiti, du grand hôtel de Pergame, de l'agneau mystique des frères Von Heck,
19:03 et aussi de la "Madame Sixtine" de Raphaël. Est-ce que vous comprenez ce que dit ici l'historien de l'art Daniel Arras ?
19:13 C'est-à-dire cette forme de déception, et puis tout à coup, en fait, aussi le privilège qu'il a à pouvoir rester des heures à regarder cette "Madame"
19:22 qui ne devrait pas peut-être se trouver à cet endroit-là, à Dresde.
19:26 J'ai trouvé vraiment un extrait très beau, très beau, et cette description à la fois experte du tableau lui-même, de son iconographie,
19:33 et de l'expérience du visiteur me touche beaucoup parce qu'en effet, en plus, aller à Dresde, ça a été pendant longtemps,
19:40 pendant toute la période de la guerre froide, aller en RDA, c'est-à-dire faire quelque chose de politiquement difficile.
19:45 Tout le monde ne pouvait pas aller à Dresde. J'ignore à quel moment Daniel Arras y est allé,
19:50 et sa description des néons sur la vitre et de sa déception est exactement liée à ce qu'on évoquait tout à l'heure du dispositif du musée.
19:58 Le musée protège, le musée met en scène, le musée attend quelque chose du visiteur, de l'admiration dans ce cas,
20:06 et le visiteur arrive avec toutes ses attentes, ou si c'est une femme, on dit, la visiteuse, arrive avec ses attentes-là et peut être déçue.
20:17 Et la Madone Sixtine, qui se découvre à lui, comme il le dit, finalement le tableau se lève, dit-il, c'est très beau.
20:23 D'ailleurs, il dit la Madone de Dresde, où on voit bien que la…
20:26 - Elle était complètement déconnectée du lieu d'origine.
20:29 - Qui est Plaisance, dans le nord de l'Italie, où la Madone Sixtine était restée pendant plusieurs siècles sans être touchée.
20:35 Et c'est parce que les souverains de Saxe, la ville de Dresde et la capitale de la Saxe,
20:42 ont absolument voulu avoir un Raphaël au XVIIIe siècle, parce que pour être une grande galerie de tableaux,
20:48 comme Paris et comme d'autres, il fallait avoir un Raphaël.
20:51 Ils ont, pendant sept ans, insisté auprès des moines qui avaient une mauvaise moisson après l'autre,
20:56 et qui disaient chaque année, non, on ne peut pas, c'est notre tableau d'hôtel, il a été peint pour cette église,
21:03 on ne peut absolument pas s'en séparer.
21:04 Et puis de mauvaise moisson en mauvaise moisson, et d'insistance en insistance,
21:07 ils finissent avec l'autorisation du pape par céder ce tableau, qui devient un tableau allemand,
21:13 puis un tableau de RDA, donc un tableau soviétique,
21:16 puisqu'en 1945, elle est emportée par l'armée rouge à Moscou,
21:21 où elle va être montrée, où elle va susciter aussi admiration et déception,
21:25 des centaines de pages ont été écrites sur elle, y compris à Moscou.
21:30 Et puis elle revient en RDA, où elle est transformée en symbole de l'amitié URSS-RDA, si vous voulez.
21:38 Donc toutes ces couches de sens dépassent l'expérience de l'historien de l'art,
21:43 et la confirment en même temps, et c'est ce qui me paraît très beau dans un musée,
21:48 aussi au-delà de la beauté.
21:49 C'est un tableau très beau, mais toute cette histoire-là, qui est l'histoire de notre XXe siècle,
21:53 et avec ça je réponds à votre question tout à l'heure, pourquoi on en parle tellement maintenant ?
21:56 Parce que la question des œuvres d'art et de leur lieu,
22:00 c'est une question qui dépasse considérablement la question des œuvres d'art et de leur lieu.
22:04 Elle touche la question des rapports de force, de la géopolitique, de la géopoétique,
22:09 de la manière dont on veut être ensemble, dont on veut se parler,
22:12 dont on veut construire un avenir, etc.
22:15 Et je trouve que si à côté de la Madame Sixtine,
22:18 était raconté au musée de Dresde aujourd'hui,
22:20 dans une région où monte l'extrême droite de manière fulgurante,
22:24 en Allemagne, comme dans toutes les autres länderes allemandes,
22:27 mais Dresde est une capitale de l'extrême droite actuellement allemande,
22:32 si on racontait tout ça à côté du tableau, on gagnerait en épaisseur historique.
22:36 Et en plus de l'émotion esthétique qui s'instaure ou pas,
22:39 on pourrait avoir, se réassurer de qui on est européens,
22:43 sortis de la guerre froide, sortis de la Deuxième Guerre mondiale,
22:46 sortis de l'Italie pauvre du début du milieu du XVIIIe siècle, etc.
22:52 Donc pour moi, raconter tout ça, c'est du plus, c'est pas du moins.
22:57 Vous mentionnez, Bénédicte Savoie, ce concept de l'anthropologue Daniel Fab,
23:01 qui est le concept d'émotion patrimoniale.
23:04 Et vous proposez, ou en tout cas vous essayez de recommander,
23:09 l'idée qu'en fait on doit articuler une dimension presque sentimentale, émotionnelle,
23:14 avec le droit, avec aussi la diplomatie, avec la géopolitique,
23:18 vous avez parlé de géopoétique.
23:20 Mais jusqu'où c'est possible ?
23:23 Parce que là, les revendications qui sont de part et d'autre sont extrêmement virulentes.
23:30 Il y a un problème de compensation, il y a un problème de reconnaissance,
23:33 il y a un problème de réparation, d'injustice véritablement.
23:36 Et d'un autre côté, on a des sentiments qui peuvent être aussi tout autant déchaînés,
23:40 c'est les passions autour de l'art.
23:42 Et quand on a un tableau comme la Madame Sixtine,
23:45 on le veut pour soi et on ne veut pas que ce soit un enjeu presque sale de diplomatie ou de droit.
23:55 - Waouh ! Vraiment, vous formulez beaucoup mieux que moi !
24:00 - Non je ne crois pas !
24:01 - Non, non, vraiment, je suis sincèrement impressionnée par ce que vous dites là,
24:05 sur la virulence politique et l'émotion esthétique,
24:11 que dans nos pratiques habituelles, on sépare.
24:14 On fait comme s'il y avait l'émotion esthétique d'un côté et la virulence,
24:17 ou les stratégies diplomatiques, la violence, etc.
24:21 Et en effet, ces sujets-là font revenir les choses ensemble.
24:24 Vous parliez de réparation, quand on utilise le terme de restitution,
24:30 par exemple dans le contexte de l'Afrique du Sud, on parle de restitution de terre.
24:34 La question de la terre et la question des arts sont extrêmement liées.
24:37 La question de l'identité de ces pays, etc.
24:40 Donc, on marche sur des œufs, c'est vrai, c'est difficile.
24:43 C'est comme si la question des œuvres d'art était une petite ouverture de serrure
24:48 pour entrer dans des sujets beaucoup plus vastes et beaucoup plus compliqués.
24:51 Mais la question de l'émotionnalité que vous venez d'évoquer,
24:55 elle a toujours été prise en compte politiquement aussi.
24:58 Je me souviens de textes de musées au lendemain des indépendances africaines
25:03 qui sont confrontés aux demandes de restitution de pays africains,
25:07 au nom de tout le continent, des demandes non pas nationales mais pan-africaines,
25:12 et ces musées européens se donnent des consignes pour résister à ça
25:18 et même pour lutter contre ça, comme ils disent.
25:21 Et dans ces consignes, c'est un papier de 14 pages auquel je pense,
25:24 il y a une rubrique "émotionnalité".
25:27 Et ces musées-là se disent, on est en 1978,
25:31 il faut absolument écraser les émotions sur le sujet dès qu'elles surgissent
25:35 parce que dès qu'il y aura émotion, on sera perdus, nous, les musées, avec nos arguments.
25:39 Donc dès qu'on voit monter les émotions, il faut vite partir sur le juridique,
25:44 sur la question de l'égal-illégal.
25:46 Et c'est seulement comme ça, en restant loin des émotions,
25:49 qu'on pourra maintenir nos positions.
25:51 Et ce qu'on comprend en retrouvant ces papiers-là,
25:54 qui sont des papiers top secret des années 70,
25:57 qui maintenant sont accessibles dans les archives,
26:00 c'est que l'émotionnalité pour un musée ou pour les questions de patrimoine est centrale.
26:06 Et essayer de les séparer ou de lutter contre ça,
26:10 c'est un acte politique déjà, c'est déjà un acte de défense.
26:13 Donc vous avez raison quand vous dites que tout ça est mêlé,
26:17 et que la virulence politique et les débats chauds sur l'art,
26:21 que ces choses-là marchent absolument ensemble.
26:24 - Donc il faut renoncer à essayer de dépassionner ce débat,
26:26 il faut presque entretenir la passion ?
26:28 - Peut-être pas l'entretenir, mais démêler les fils de la passion.
26:32 Et dans des choses passionnelles, passionnelles politiquement, passionnelles esthétiquement, etc.
26:37 Et mon travail à moi en tout cas, ou ce qui me paraît important de faire et de communiquer,
26:42 c'est que ces différents fils d'émotion ont des tenants et des aboutissants,
26:47 qui ont des intentions parfois politiques, parfois instrumentalistes,
26:51 parfois économiques, etc.
26:53 Et que si on met ces fils, si on démêle la pelote et qu'on met les fils les uns à côté des autres,
26:58 on sera plus à même d'aborder ces questions complexes.
27:01 Et je suis persuadée que l'aptitude à gérer les complexités,
27:05 enfin c'est pas seulement moi qui suis persuadée,
27:07 on voit bien, notre époque voit bien, notre génération d'adultes d'aujourd'hui voit bien,
27:11 que si on n'est pas à même d'affronter ou d'aborder des complexités avec des outils
27:16 qui nous permettent de les démêler, on est perdu.
27:19 C'est presque une question de survie finalement.
27:21 - Mais est-ce qu'il y a une réponse juste ?
27:23 Parce que vous faites un certain nombre de recommandations, Bénédicte Savoie,
27:25 vous parlez de garde d'œuvres d'art partagées, j'aime beaucoup ce concept.
27:30 À un moment donné vous abordez, dans la diffusion de vos cours au Collège de France aussi,
27:35 l'idée de demander leur avis aux œuvres d'art, c'est quelque chose qui se fait.
27:40 Mais de toute façon, est-ce qu'on peut atteindre quelque chose de juste ?
27:44 Forcément, quelqu'un va se sentir à un moment donné dépossédé de quelque chose qu'il a eu dans son pays,
27:49 qui a été créé là-bas.
27:50 C'est presque, je ne dis pas qu'on a besoin de vous,
27:53 mais que de fait vous allez vers quelque chose qui peut être vain,
27:57 qui peut être forcément injuste pour des gens.
27:59 Sûrement, mais en tout cas, en n'en parlant pas,
28:03 en ne libérant pas la parole sur ces questions-là,
28:06 on atteindra sûrement beaucoup plus de frustration que de justice.
28:11 Et surtout à l'extérieur de nous-mêmes.
28:13 Nous autres les possédants, nous autres les pays occidentaux qui possèdent,
28:17 on peut ignorer pendant longtemps les désirs des autres, ou les aspirations des autres.
28:22 Mais je crois beaucoup à la parole.
28:25 Et les solutions justes n'existent pas encore.
28:28 Il faut les mettre en place.
28:29 Et elles ne peuvent pas se mettre en place s'il n'y a pas cette libération de la parole de notre côté.
28:34 Vous n'avez pas de solution juste, vous, Bénédicte Savoie ?
28:37 Vous ne dites pas ? Il y a quand même un truc ?
28:39 Moi, je pense quand même que la justice, elle se trouve de ce côté-là.
28:42 Je pense que dans chaque cas, la justice est différente.
28:44 Dans le cas qui m'occupe le plus actuellement, le cas du patrimoine camerounais,
28:48 conservé dans les musées d'Europe, c'est-à-dire presque tout le patrimoine ancien, matériel du Cameroun,
28:53 qui a une très large et très vaste et très prestigieuse culture matérielle,
28:58 qui a été prise dans des conditions de violence extrême, d'ultra-violence,
29:03 notamment sous le colonialisme allemand.
29:05 Pour moi, la solution juste, c'est effectivement d'abord de sortir ces 40 000 pièces du silence
29:11 et de l'invisibilité où elles sont.
29:13 Car on parle souvent de la présence de ces patrimoines chez nous,
29:15 mais c'est de la présence absence. On ne les voit pas.
29:17 Et ensuite, de rappeler comment ces pièces sont venues,
29:19 comment elles ont été associées, que sais-je, à des viols collectifs, à des villages et visages brûlés,
29:25 à des centaines de morts, etc.
29:27 Et une fois qu'on en aura parlé, la solution juste se trouvera.
29:30 Et surtout, elle se trouvera avec les personnes concernées,
29:33 c'est-à-dire les descendants des royaumes brûlés au Cameroun,
29:38 mais aussi les autorités du pays qui, entre elles, vont réussir à trouver ces solutions justes.
29:43 Pour nous, la solution juste, c'est de réussir à lâcher prise psychologiquement,
29:49 c'est-à-dire à ouvrir le débat et cesser de considérer que ce que nous avons eu,
29:55 par la force des choses, par la force de l'histoire, par la force des armes,
29:58 par la force de l'argent, au XIXe siècle principalement et au XXe siècle,
30:03 que ça nous appartient de droit pour toujours.
30:06 Les choses ont été comme ça, mais les sociétés changent.
30:08 Et notre XXIe siècle, à mon avis, nous oblige à avoir la politesse
30:14 de ne pas faire comme si tout ça était arrivé un beau jour par hélicoptère.
30:18 Comment travaillez-vous ?
30:21 Alors, je travaille régulièrement, tous les jours.
30:27 Et le comment, pour moi, je n'ai pas réfléchi,
30:33 parce que pour moi, le comment n'a pas d'importance.
30:36 C'est surtout ce qui me met en marche émotionnellement, intellectuellement,
30:42 c'est ce que je reflais.
30:44 Mais comment je travaille, la technique, pour moi, ça n'a aucun intérêt.
30:48 Pour cette raison, je n'ai pas réfléchi sur ça.
30:50 En visitant votre atelier, on voit des accumulations d'objets, de choses ramassées.
30:57 Oui, ce sont des choses qui m'ont frappé une fois,
31:01 qui m'ont fait réfléchir, rêver, ou qui ont déclenché une émotion.
31:07 Et puis je l'ai pris, je l'ai mis dans mon dépôt.
31:12 C'est comme une mémoire, une mémoire visuelle.
31:17 Aussi, je vois, les choses ne sont pas seulement de matériel, pour moi.
31:24 Une chose, c'est aussi, dans chaque chose, dans chaque matériel,
31:28 dans le plan, par exemple, ou dans les tissus,
31:31 il y a une force spirituelle inclue.
31:34 Il faut ouvrir le couvercle.
31:37 C'est ce que je fais parfois, quand je descends dans les voûtes,
31:41 où il y a ces objets.
31:42 Extrait de l'émission "Photo portrait" sur France Culture en 1996
31:46 avec la voix du peintre Anselme Kieffer.
31:49 Vous l'avez reconnu, Bénédicte Savard,
31:51 vous avez consacré vos premiers travaux universitaires à ce peintre.
31:56 C'est intéressant dans cet archive, parce qu'il parle précisément de mémoire visuelle.
32:00 Qu'est-ce qui vous a destiné tout à coup à travailler sur cette question
32:03 de la restitution des œuvres d'art et à vous dire que la visibilité
32:07 était de l'ordre de la mémoire,
32:10 contribuée à cette question de la mémoire en tant qu'historienne ?
32:13 Ce qui m'a amenée à ce sujet-là, c'est d'abord une curiosité,
32:17 une enquête menée sur ce qu'on appelle en France
32:21 les conquêtes artistiques de la Révolution et de l'Empire.
32:24 C'est le point de vue français, qu'on appelle en Allemagne par exemple
32:27 les Rapines artistiques de la France.
32:30 C'est un autre point de vue.
32:33 Ce qui m'a intéressée beaucoup, étant à cheval entre Paris et Berlin,
32:36 dans les années où j'ai mené cette première enquête,
32:39 c'était de combiner les deux justement, de comprendre pourquoi pour les uns,
32:42 au XIXe siècle et jusqu'à une période récente,
32:45 ça avait pu être des conquêtes artistiques, avec tout le prestige qui est lié à ça,
32:49 la naissance du Musée du Louvre, et de l'autre côté,
32:52 quels avaient été les effets de la perte patrimoniale,
32:56 donc cette rapine artistique.
32:59 Combiner les deux, c'est-à-dire avoir un regard stéréoscopique sur la question,
33:04 ça permettait d'avoir un objet qui était en trois dimensions,
33:07 comme quand on ouvre les deux yeux.
33:10 Si on regardait cette chose toujours de manière uniquement nationale,
33:13 on voyait toujours un objet très plat, très patriotisé, instrumentalisé, etc.
33:17 Et en fait, dans l'extrait que vous avez diffusé à l'instant,
33:23 l'idée de quelqu'un qui dit qu'il ne s'est jamais intéressé à la manière dont il travaille,
33:28 il dit "je travaille tous les jours, mais je ne me pose pas la question de comment je travaille".
33:33 L'idée de la régularité d'un travail est intéressante,
33:36 et pour ce qui me concerne sur ces questions-là, l'idée, l'objet, la chose stéréoscopique,
33:44 la chose à observer, c'est l'œuvre d'art dans un musée,
33:47 en essayant de la regarder toujours dans cette double présence-absence.
33:50 Et c'est devenu, comme disait Anselm Kieffer,
33:53 quelque chose que je fais désormais sans trop y penser.
33:56 Quand je suis face à une œuvre considérable, qui m'émeut, qui est belle dans un musée,
34:01 tout à fait automatiquement vient se poser pour moi la question
34:05 de comment c'est là où elle a été prise ?
34:07 Comment c'est aujourd'hui ? D'abord, où c'est ?
34:09 Parce que souvent, on a les noms anciens, on a Babylone, on a, je ne sais quoi,
34:15 justement, Pergam, c'est une ville qu'on voit apparaître dans la Bible et tout,
34:19 mais ensuite si on regarde...
34:20 - Et qui n'évoque rien de concret sur une carte, a priori, pour nous, quand on la lit dans un musée.
34:24 - Absolument, et surtout qui n'évoque pas notre présent.
34:27 C'est-à-dire que si on entend parler du royaume, je ne sais quoi, d'Atalos, par exemple,
34:34 qu'on doit l'appeler comme ça aussi en français,
34:36 on n'imagine pas du tout que c'est une petite ville de Turquie actuelle
34:41 où on peut aller en prenant l'avion jusqu'à Izmir, qui est l'ancienne Smyrne.
34:45 Et faire ce lien-là est devenu pour moi naturel
34:48 et augmente le nombre de questions que je me pose au musée
34:53 et enrichit du coup l'expérience du musée.
34:55 - Nicolas, tout à l'heure, vous a demandé comment on pouvait prendre conscience
34:58 justement de cette histoire des objets d'art qu'on a sous les yeux.
35:03 Est-ce que jusque-là, vous diriez, Bénédicte Savoie,
35:06 que la jouissance esthétique qu'on avait face à une œuvre d'art,
35:09 elle était presque fausse ou faussée parce qu'il nous manquait quelque chose de son histoire,
35:14 parce qu'on n'avait pas idée de ce que ça recouvrait
35:17 comme déplacement, comme dépossession, comme violence ?
35:20 - Je ne dirais pas qu'elle est fausse, je ne dirais pas qu'il y a vrai et faux.
35:23 Ce n'est pas normatif tout ce qu'on raconte, c'est plutôt un process,
35:25 on est plutôt dans une dynamique.
35:27 - Plutôt aveuglée, un peu ignorante.
35:29 - Oui, vraiment incomplète, très incomplète.
35:32 Parce que cette dimension... En fait, c'est le temps des musées.
35:35 Les musées, ce qu'ils aiment, c'est mettre le temps d'un objet très ancien,
35:38 le buste de Nefertiti, XIVe siècle avant Jésus-Christ,
35:42 avec le temps de vous et moi.
35:44 Votre temps de personnes de 30 ans en 2024.
35:47 Et quand on met ça ensemble, il peut se passer des choses.
35:49 Ou même si vous avez 70 ans et que vous allez voir un tableau de Rembrandt
35:52 juste après la Deuxième Guerre mondiale,
35:55 alors que les musées ont été fermés pendant 10 ans et que l'Europe est en cendres,
35:58 hop, ça va faire quelque chose.
36:00 Donc ces deux temps-là, les musées les mettent ensemble.
36:02 Et ça, c'est la magie de la machine musée.
36:04 Mais ce que les musées n'ont jamais fait, ne font pas,
36:06 et commencent seulement timidement de faire,
36:08 parce qu'ils en ont peur, c'est le troisième temps, le temps invisible.
36:11 C'est-à-dire le moment où, en effet, cette pièce que vous voyez est arrivée dans le musée.
36:15 Et ce moment-là, la plupart du temps, c'est entre 1880 et 1939,
36:21 c'est-à-dire la période de domination de l'Europe sur le reste du monde.
36:27 Si on le raconte, à mon avis, on gagne.
36:30 Et même si on restitue, on gagne.
36:32 Parce qu'on est entré quand même dans une ère où le moins est devenu du plus,
36:35 dans plein de domaines, y compris dans le domaine des arts.
36:38 - Merci beaucoup, Bénédicte Savoie.
36:40 On aurait pu parler encore des heures de vous.
36:42 On peut donc lire "À qui appartient la beauté ?", c'est paru aux éditions de La Découverte.
36:47 - Pour terminer, vous avez le choix entre deux chansons.
36:49 Une chanson sur Nefertiti, en référence au buste dont on a parlé,
36:52 ou une chanson sur Adèle, en référence à Adèle Bloch-Bauer
36:55 et son portrait par Klimt dont vous parlez aussi dans votre livre.
36:58 Laquelle choisissez-vous ?
37:00 - Adèle.
37:02 ...
37:17 - As-tu vu Adèle ?
37:20 Elle a tout pour elle
37:24 Danseuse atomique
37:28 Adèle est unique
37:30 Elle dit à tous ceux qui l'admirent
37:33 Quand elle danse
37:35 Chacun de vous aura son tour
37:38 Oui mais ajoute-t-elle sans rompre la cadence
37:43 Pour le tcha-tcha pas pour l'amour
37:48 As-tu vu Adèle ?
37:52 Partout on l'appelle
37:56 Chacun veut lui plaire
37:59 Oui mais comment faire certains...
38:02 - Henri Salvador, as-tu Adèle ? Encore merci à vous, Bénédicte Savoie.
38:07 Et un grand merci à l'équipe des Midi de Culture qui sont préparés par Aïssa Touendoy,
38:11 Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Zora Vigniel, Laura Dutèche-Pérez, Manon Delassalle,
38:15 réalisation Nicolas Berger, prise de son Guillaume Ficheux.
38:18 Vous pouvez réécouter cette émission en allant sur le site de France Culture
38:21 ou sur l'application Radio France. Merci Nicolas. A lundi.

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