• il y a 11 mois
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00:00 12h-13h30, les midis de culture, Géraldine Mossna Savoie, Nicolas Herbeau.
00:19 Place à la critique et place aujourd'hui à deux films. L'un est "Bavard" et va de l'avant retraçant l'apprentissage d'une femme enfant littéralement.
00:28 Ces pauvres créatures de Yorgos Lanthimos, quand l'autre film, sous forme de retour en arrière, détecte les mécanismes du silence et du déni, c'est "Un silence" de Joachim Lafosse.
00:39 Et nous en débattons ce midi avec vous Antoine Guillaume, bonjour. Bonjour.
00:42 Producteur de l'émission "Plan large" le samedi sur France Culture. Face à vous Thierry Chez. Bonjour Thierry. Bonjour.
00:48 Vous êtes journaliste critique de cinéma, directeur de la rédaction du magazine "Première". Soyez tous les deux les bienvenus dans les midis de culture.
00:54 Et on commence avec "Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos".
01:03 Je vous présente Béla. Béla, je te présente monsieur Mackindals. Bonjour Béla.
01:14 C'est un sujet d'étude. Bonsoir. Son cerveau et son corps ne sont pas tout à fait en adéquation. Mais elle réalise des progrès à une vitesse qui dépasse l'entendement.
01:34 Dites-moi, d'où vient cette jeune femme ? Je vais vous le dire. D'autant qu'il s'agit d'une belle histoire.
01:43 La belle histoire, c'est celle de Béla Baxter, interprétée par Emma Stone. Béla, sauvée des eaux et à qui le professeur Godwin, dans un élan fantastique à la Frankenstein, a transplanté un cerveau de bébé.
01:54 Pour la science évidemment. Mais évidemment, la science ne va jamais seule et Béla, loin de se cantonner au rôle de rat de laboratoire, va partir en quête du monde et d'elle-même.
02:02 Sur le motif de l'Odyssée, de Londres à Paris, en passant par Lisbonne et Alexandrie, et avec en fond la philosophie d'Emerson et son perfectionnisme moral, le dernier film du grec Hiérgos, L'Antimose, fait de Béla, une héroïne à la candide, capable d'opposer l'intelligence de la naïveté à la bêtise des normes.
02:20 Thierry Ches, avez-vous été conquis par ce dernier L'Antimose qui a remporté, je le précise, le Lion d'or à la Mostra de Venise et le prix de la meilleure comédie au Golden Globes et aussi la meilleure interprétation pour Emma Stone ?
02:34 C'est pas fini ! J'ai envie de répondre oui et non. Parce que la première réaction que j'ai eue en sortant est quelque chose de plutôt positif par rapport à… Moi je dois avouer que le cinéma de Hiérgos, L'Antimose, depuis Canine, puis ensuite son passage par "Hollywood", ça fait partie des réalisateurs, auteurs, qui peuvent avoir n'importe quel comédien, qui sont fiers d'aller travailler avec lui.
03:00 Oui, par exemple Emma Stone elle-même.
03:03 Voilà, et Colline Farrel dans les autres films. Il y a chez lui, depuis toujours, ce qui me dérange, une immense misanthropie, une sorte… tout ce qui peut me déranger chez Anne Hoecke par exemple. Et là, d'un seul coup, je me disais enfin, il aime un de ses personnages et donc je suis prêt à faire la route avec lui.
03:20 Je suis d'autant plus prêt à faire la route que je trouve que pour moi en tous les cas, celle qui domine ce film et mérite ses prix, c'est Emma Stone qui fait une composition absolument dingue. C'est vraiment une comédienne que j'aime depuis le début, qui s'est fait connaître par des comédies et qui a un registre qui est de plus en plus important.
03:36 Tout ça fait que moi je suis prêt à faire ce voyage. 2h35, c'est quand même un peu long.
03:42 C'est un bon voyage.
03:44 Moi je crois que c'est 2h35.
03:46 Voilà, j'ai senti un peu.
03:48 Donc ma première réaction a été ça et puis ensuite, j'ai retrouvé quand même, on pourra en parler après, le Lentimos que je n'aime pas beaucoup, qui est celui où j'ai quelque chose à dire, je vous l'explique et puis je vais bien montrer que je vais faire de la mise en scène à côté.
04:03 C'est un peu lourd quoi.
04:05 Ce qui me rappelle, Thierry Guilliam, le directeur Parnassus, m'ont fait souvent quitter le film.
04:10 Antoine Guillot.
04:11 C'est très méchant pour Thierry Guilliam.
04:13 Non, c'est vrai que le grand souci, je partage entièrement ce que vient de dire Thierry, le grand souci quand même de Yorgos Lentimos, c'est qu'il ne sait pas faire simple.
04:23 Or, son histoire, je pense l'exiger pour qu'elle soit vraiment détonante, qu'elle soit vraiment efficace.
04:30 Je m'explique, c'est quelqu'un qui en fait trop tout le temps pour montrer, je ne sais même pas qu'il fait de la mise en scène, parce que ce n'est pas de la mise en scène, ce sont des trucs, une série de trucs.
04:40 Son grand truc à lui, c'est le fichail, le grand angle, cet objectif déformant qui rend encore plus grotesque une histoire qu'il est déjà, mais qui arrive de manière incompréhensible, parfois, parce que la plupart du temps, c'est filmé quand même avec un objectif tout à fait standard.
04:57 Mais de temps en temps, il rappelle qu'il est là, donc c'est comme si vous regardiez par le judas de votre porte, et tout d'un coup, ce n'est pas qu'il regarde par ce judas, mais il regarde.
05:08 Ou alors, de temps en temps, c'est tout le contraire, il va nous mettre la longue focale, c'est-à-dire qu'il est quelqu'un de très net avec un fond qui est très flou.
05:14 Pourquoi ? Parce que c'est rigolo d'utiliser ce genre d'objectif. On ne peut pas comprendre autrement pourquoi il le fait.
05:19 A côté de ça, vous avez un univers hyper saturé, on est en époque victorienne, manifestement, c'est l'esthétique steampunk, le rétro-futurisme appliqué à l'époque victorienne.
05:32 Mais le tout, effectivement, avec des décors et des effets spéciaux qui évoquent le Terry Gilliam grande époque, mais même celui des Monty Python, des animations...
05:41 Ça peut aussi évoquer Tim Burton.
05:44 Tim Burton est très convoqué, notamment celui d'Edouard aux mains d'argent, pour le laboratoire fou qui est une revisitation des classiques de la Universal.
05:53 Donc en fait, il n'invente rien, notre ami Lanthimos, il recycle beaucoup, mais par une saturation dans un univers qui est déjà déréglé.
06:01 Or, tout le sel, effectivement, de ce film, et Thierry l'a dit justement, c'est la performance d'Emma Stone, qui est un travail sur l'idiotie.
06:10 C'est-à-dire que c'est une femme qui a un cerveau de bébé, donc on va voir grandir, qui a du mal à maîtriser son corps.
06:16 Il y a quelque chose de très clownesque, et le burlesque à ce point-là peut être quelque chose de très déstabilisant pour un univers normé dans lequel il est.
06:26 Le problème, c'est que l'univers est déjà complètement déglingué autour d'elle.
06:29 Donc c'est absolument inopérant, tout ce qu'il pourrait y avoir de perturbateur, d'une attaque contre la société, de subversif dans ce corps-là,
06:40 et dans cette façon d'agir, est en fait complètement désamorcée par l'univers dans lequel elle baigne.
06:44 Donc il annihile tout ce qui est formidable dans ce film, et vraiment, pour le coup, j'ai aussi été déçu en bien par ce film,
06:50 parce que l'énergie d'Emma Stone, le fait qu'elle soit coproductrice du film, lui permet elle aussi d'avoir un contrôle sans doute sur ce qu'elle peut...
06:57 - On sent qu'elle s'épanouit, qu'il s'est fait pour elle ce film !
07:00 - Elle s'éclate, et nous avec, le problème c'est que le...
07:04 Je ne serais même pas cinéaste, le réalisateur, au tour, désamorce complètement tout ce qu'elle peut proposer.
07:11 - Donc si je vous suis bien Antoine Guillaume, notamment par cette petite pique, c'est qu'en fait finalement, l'antimos a une idée,
07:18 c'est celui de se focaliser sur ce personnage principal qui est Emma Stone, de la suivre dans cet apprentissage,
07:23 motricité, langage, sexualité, jouissance, raison, et d'accoler à ça des sortes de trucs, c'est-à-dire des décors, des animaux chimériques,
07:35 des beaux décors, les décors sont très beaux, des costumes incroyables, et c'est tout !
07:39 Est-ce que pour vous aussi il n'y a pas de mise en scène Sirichez ?
07:41 - Moi je pense qu'il veut quand même raconter quelque chose sur le féminisme, et c'est quand même le but, j'ai l'impression, du film.
07:50 Alors je crois que c'est adapté d'un roman, donc ce n'est pas une histoire préexistante, mais il y a quand même la volonté,
07:56 à travers quelque chose qui pourrait être subversif, puisqu'on parle quand même d'un cerveau de bébé,
08:02 cette femme qui va avoir plein d'expériences, il pourrait y avoir quelque chose de dérangeant,
08:05 et ce qui me gêne c'est que ça ne l'est pas du tout à cause de tout ça, qui nous éloigne, qui nous dit "non mais vous inquiétez pas, c'est un rêve, c'est un cauchemar".
08:11 Mais il y a quand même la volonté de raconter la construction de cette femme, son choix de la sexualité,
08:17 à un moment de dire "bon, dans le bordel où elle va travailler, d'un peu fixer les règles".
08:23 Donc ça moi je sens véritablement quelque chose. Le problème c'est que comme souvent je l'ai dit, je sens beaucoup,
08:30 alors que j'aimerais ressentir par moi-même. Et on me fait clignoter des choses, alors que l'interprétation des maçons est à l'inverse.
08:38 C'est-à-dire justement par cet apprentissage on est petit à petit, et lui il nous dit "attendez, c'est des grands clignotants, c'est ça moi qui me gêne".
08:44 Je pense qu'il y a trop de trucs ou trop de mise en scène, mais c'est un...
08:49 - La mise en scène qui annule... - Je vois bien, c'est la volonté de faire du grand spectacle,
08:54 mais pour cette histoire, le minimalisme, et là je suis d'accord, Antoine Guillaume me paraissait mieux.
09:00 - Alors vous avez raison, c'est bien d'adapter un roman d'Alastair Gray, un auteur écossais,
09:04 que L'Antimos a rencontré avant sa mort pour acheter les droits. Il est mort en 2019.
09:09 Il avait publié "Pauvres créatures" en 1992. J'aimerais quand même qu'on revienne sur le propos de L'Antimos,
09:15 où vous le dites tous les deux, ça a l'air très surligné. C'est-à-dire qu'on a Emma Stone, c'est un récit d'émancipation.
09:21 Certains y verront un récit d'émancipation féministe, d'autres au contraire diront que c'est pas du tout féministe,
09:27 parce que c'est que des clichés autour de la domination, et que c'est une femme seule, non pas dans la sororité, qui va s'en libérer.
09:34 Là aussi, est-ce qu'on a un récit qui, assez simple, devient même parfois un peu creux ? Antoine Guillaume ?
09:41 - En tout cas, c'est un récit dominant actuellement. Il est intéressant de le comparer à celui de Barbie, par exemple,
09:47 où là on a d'eux-mêmes un parcours d'une poupée. Dans les deux cas d'ailleurs, elles sont présentées comme une poupée
09:55 qui va découvrir le monde "réel", qui va découvrir que le monde réel c'est celui du patriarcat, des hommes atroces, etc.
10:05 et qui va y tracer son chemin toute seule, comme une grande, pour retourner chez elle, ayant grandi.
10:10 Le tout étant à chaque fois porté par une actrice formidable et qui est coproductrice.
10:16 Donc c'est manifestement le récit dominant aujourd'hui à Hollywood.
10:20 - Vous l'avez dit tout à l'heure en introduction, c'est un film qui est bavard, qui est d'un didactisme permanent, qui nous explique...
10:27 - On a même la mention d'Emerson et du perfectionnisme moral, donc on sait où on est.
10:31 - Au cas où on n'aurait pas compris, tout nous est bien dit, y compris les dimensions socialistes,
10:37 qu'est-ce que c'est qu'un corps prolétaire ? Quelqu'un qui veut dire "tu n'es qu'une pute",
10:42 il dit "ah mais non, je suis propriétaire de mes moyens de production, je suis mon propre moyen de production".
10:48 - C'est vrai qu'on a tout lu et souligné, mais le talent du cinéma c'est de faire passer ses idées sans nous les dire.
10:53 Qu'on puisse comprendre plus ou moins confusément ces questions-là.
10:57 Le fait même qu'il soit obligé de nous le dire, dit à quel point il n'a pas confiance en lui.
11:02 Après, est-ce que L'Antimos a cessé d'être misanthrope ? Peut-être.
11:07 En tout cas, il a partagé sa misanthropie, c'est-à-dire qu'il est du côté des femmes,
11:11 mais ça lui permet d'être totalement misandre, qui est son propos,
11:14 en montrant que les hommes sont soit dévorés par l'appétit sexuel féminin,
11:19 soit dès le départ émasculés, comme le personnage de Willem Dafoe,
11:23 soit devant faire des preuves de déconstruction pour que la femme puisse demander en mariage à quelqu'un.
11:28 Il a bien dit "oui, j'ai compris, c'est ta liberté, c'est ton corps, tu fais ce que tu veux,
11:32 ok, alors tu veux m'épouser parce que c'est l'homme parfait ?"
11:35 C'est une espèce de catéchisme contemporain de comment il faut se comporter pour être dans le droit chemin.
11:42 On n'a pas le sentiment quand même que L'Antimos, faisant preuve de tout ça, il croit complètement.
11:47 Mais en tout cas, il fait un bon produit marketé pour être dans ce qui est acceptable moralement aujourd'hui.
11:52 Donc vous voulez dire qu'il est devenu cynique au point de proposer des produits marketing dans l'air du temps ?
11:57 Il a perdu son mordant de canine de 2009.
12:00 Je pense qu'il a toujours été, dès canine, il l'était, cynique.
12:03 C'était très cruel, il n'y avait pas de dimension positive du récit.
12:08 Il se plaçait dans un moment du cinéma d'auteur de festival où il fallait être mordant, cruel, dans des longs plans fixes.
12:14 Ça c'était l'esthétique.
12:16 Vous ne l'aimez vraiment pas du tout ?
12:18 Non, je pense que c'est quelqu'un qui est assez roublard, je n'ai pas à l'aimer ou pas.
12:21 Je constate qu'il s'inscrit très précisément dans un marché à chaque fois et qu'il suit avec finesse l'évolution du marché.
12:27 Ce n'est pas le seul réalisateur à faire ça dans le monde aujourd'hui.
12:31 Et qui a épousé une époque.
12:32 Je pense que si tous les comédiens anglo-saxons viennent à lui, c'est parce qu'il y a moins d'offres dans leur pays de cinéastes qui sont invités dans les grands festivals.
12:40 Je pense que tout le monde s'accorde.
12:42 La différence avec Canine, c'est que Canine pour moi était quand même moins didactique.
12:45 C'est-à-dire qu'on passait beaucoup plus par le corps.
12:50 C'est comme si en allant de plus en plus vers Hollywood, il y avait la nécessité de dire "attention, ils ne vont pas tout comprendre, donc je vais quand même mettre un sous-titre et puis une traduction au cas où".
13:01 Mais pourquoi on ne peut pas le voir, ce film, aussi comme un récit à la Candide de Voltaire, où tout est assez surligné, tout est assez donné, mais on fait le parti de pacte, de suspension de l'incrédulité.
13:16 Et de se dire "on est plongé dans un monde avec Emma Stone qui nous emporte, avec des décors un peu carte postale, idéalisé, et en fait on nous dit tout mais on y croit".
13:25 Et on est bien en fait.
13:26 On est bien pendant 2h20, on ne voit pas le temps passer.
13:28 D'ailleurs vous-même vous l'avez dit, sur le moment où vous avez été emporté, c'est après que vous vous êtes dédié.
13:33 Peut-être pas Antoine qui lui, dès le début, était en train de nous...
13:36 C'est plutôt le contraire. J'étais très énervé au départ et plus ça avance, elle est quand même formidable cette Emma Stone.
13:41 C'est ce qui me permet de rester pendant le film.
13:44 C'est-à-dire que le film que vous décrivez, c'est le film qu'on aurait voulu voir débarrassé d'un certain nombre de scories et totalement emporté par ce jeu génial sur l'idiotie.
13:53 Malheureusement, il y a tout ce qu'il y a autour.
13:55 Donc on peut faire, c'est au-delà même de la suspension volontaire de l'incrédulité, c'est de se dire "c'est la seule façon de tenir".
14:02 Donc on va se concentrer sur cette partie-là et elle est formidable.
14:05 Donc c'est plutôt, on peut dire, le film le moins pénible de l'Antimos.
14:09 Et puis on peut dire quand même un mot des autres interprètes.
14:12 Parce qu'il y a Emma Stone mais il y a aussi William Dafoe, il y a aussi Marc Ruffalo.
14:16 Ils sont quand même aussi... c'est quand même des personnages secondaires qui sont bons, non ?
14:21 Qui justement participent de cette...
14:23 Non mais ça participe, tout ça, moi je suis gêné par l'écriture de ces personnages-là.
14:27 Mais après ce qu'ils en font...
14:28 Mais il y a un plaisir de les voir à l'écran.
14:29 Moi c'est ce que je dis, le premier truc c'est qu'il y a en effet un plaisir.
14:32 C'est un cinéaste efficace dans son domaine, l'Antimos.
14:34 On ne peut pas lui retirer ça.
14:35 On dit ça parfois de cinéastes qui font des blockbusters.
14:38 Eh bien lui dans son domaine, il est très efficace et tout ce qu'on lui accroche.
14:41 Simplement, quand il y en a un ou deux personnages comme ça dans un film, c'est bien.
14:46 Quand d'un seul coup tous sont dans ce...
14:48 On dit "Ouh là, il y a déjà beaucoup de bruit" et on rajoute encore...
14:51 "Ah, il y avait une cymbale qui n'était pas arrivée, ah la grosse caisse..."
14:54 En fait, il faut être en forme pour aller voir le film, je pense.
14:58 Je m'appelle Bella Baxter.
15:04 Il y a un monde à explorer, à sillonner.
15:07 C'est notre but à tous de progresser, de grandir.
15:09 Une femme qui trace sa route vers sa liberté, je trouve ça exquis.
15:15 *Musique épique*
15:25 *Cris*
15:27 Bella !
15:29 *Coup de poing*
15:30 Aïe !
15:33 Jusqu'à 13h30, les midis de culture.
15:38 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
15:41 Nous vous parlions un instant de "Pauvre créature" de Yurgo Slantimos.
15:44 C'est en salle aujourd'hui et c'est donc avec Emma Stone.
15:47 Et nous parlons à présent d'un film sorti la semaine dernière, "Un silence" de Joachim Lafosse.
15:53 Hier soir, avant d'aller chez son père, il était où ?
15:55 Aller quoi ? À l'hôtel ?
16:01 J'ai longtemps hésité à vous faire part de ce que je vais vous dire, mais là, il n'est plus possible de me taire.
16:10 *Musique triste*
16:12 Vous étiez là depuis combien de temps ?
16:14 Depuis le début de ma part de quittition.
16:16 Quelle heure il était quand vous avez vu Raphaël à l'hôtel pour la dernière fois ?
16:20 Madame Scar ? Votre fils, il va avoir besoin de vous, là.
16:25 *Cris*
16:31 Va à la voiture.
16:34 Qu'est-ce qui se passe ?
16:35 Rien.
16:36 Mais que s'est-il passé cette nuit-là et que s'est-il passé depuis 25 ans pour que la famille Scar implose ainsi ?
16:43 Pour le comprendre, il faut revenir en arrière, non pas 25 ans mais quelques mois avant,
16:47 dans le confort feutré et malaisant de cette famille bourgeoise.
16:51 Françoise Scar, avocat star qui défend les victimes d'un pédo-criminel.
16:55 Sa femme, Astrid, bonne femme d'intérieur.
16:58 Et Raphaël, leur fils adoptif de 17 ans qui n'en fiche pas une.
17:01 Et au milieu de tout ça, rien, pas un mot, un silence.
17:05 Le réalisateur Joachim Lafosse continue de filmer, non pas l'événement dramatique fondateur,
17:10 mais ses effets funestes, ou comment la famille développe et entretient la mécanique de sa propre dissolution.
17:17 Antoine Guillot, avez-vous été convaincu par les silences d'un silence de Lafosse ?
17:22 C'est ce qu'il y a de plus beau dans le film, ce sont les silences précisément.
17:26 Parce que qu'est-ce qui s'est passé ?
17:28 Il faudrait d'ailleurs pour ce film qui ne s'appelle pas "Un silence", il ne faudrait pas qu'on en dise...
17:32 J'ai cru que vous alliez le dire !
17:34 C'était une vraie question à se poser !
17:36 Il ne faut pas trop en dire.
17:38 Ce que j'aime déjà beaucoup dans le film, c'est qu'il ne fait pas de la révélation de ce qui s'est passé, l'enjeu du film.
17:44 On l'apprendra au fur et à mesure, le spectateur ne sera pas trop frustré,
17:48 mais on aurait pu ne pas l'apprendre du tout et le film en aurait été d'autant plus fort.
17:52 Parce que ce qui compte, c'est qu'il s'est passé quelque chose.
17:55 Et qu'on ne l'a pas dit.
17:58 Et tout le début du film, notamment, fonctionne là-dessus.
18:04 On est un peu paumé dessus, mais ce creux habite la mise en scène.
18:08 C'est très curieux.
18:09 C'est comme s'il filmait quelque chose qui n'est pas là, et que ça l'obligeait à filmer, par exemple dans des rétroviseurs,
18:15 les regards d'Emmanuel De Vos au début du film.
18:18 Et chaque fois qu'elle prend une voiture, ce regard inquiet en arrière,
18:21 qui est un regard aussi sur son passé, sont assez fascinants.
18:25 Cette façon de filmer dans la maison, en ne filmant pas très exactement la famille,
18:30 mais en filmant comme un regard sur la famille, de loin, avec des surcadrages.
18:34 Il n'a rien inventé, c'est quelque chose d'assez classique quand on filme dans des maisons.
18:38 Sauf qu'à chaque fois, on se demande "mais qui est là en train de regarder ? Quel fantôme y a-t-il ?"
18:43 Le personnage même que joue Daniel Oteuil est toujours dans des recoins obscurs, à faire des choses.
18:50 On ne sait pas trop ce qu'il fait, et à regarder de biais les autres.
18:55 Tout ça, c'est un pur exercice de mise en scène que je trouve assez fascinant.
18:59 Après, je pense que selon qu'on soit belge ou français, on voit le film très différemment,
19:03 parce qu'on le sait, c'est inspiré d'un film d'hiver qui a fait beaucoup de bruit en Belgique.
19:08 Et pour un belge, quand il voit le personnage d'avocat joué par Daniel Oteuil, il comprend tout de suite.
19:11 Nous, ce n'est pas le cas.
19:12 Et de fait, je pense que le spectateur français a une expérience beaucoup plus passionnante que le spectateur belge.
19:17 C'est l'un des talents de La Fosse, qui lui-même est belge, d'avoir réussi à sortir de ce qu'il sait.
19:24 D'autant plus fort pour laisser planer ça.
19:27 Comme souvent chez Joachim Lafosse, depuis "Élève-Livre", ce sont des films qui me troublent et me mettent mal à l'aise,
19:33 mais pour de bonnes raisons, sans qu'on me torde le bras pour dire "Attention, là tu vas être très mal à l'aise".
19:39 La précédence était "Les Intranquilles", qui était une mise en scène, beaucoup de conséquences, mais caméra à l'épaule.
19:46 Là, il y a aussi des plans-séquences, mais dans cette maison, qui est vraiment un personnage du film.
19:51 Et là, pour le coup, c'est au contraire, avec une caméra de lit et on laisse vraiment les plans pour que le spectateur s'installe dans cette maison.
20:01 Et moi, je suis comme en début, je suis totalement perdu.
20:05 On sent qu'il y a une affaire, je pense à une histoire d'affaires économiques.
20:10 Et en effet, de toute façon, on est avec eux.
20:13 Et les deux acteurs font des performances incroyables, puisque Emmanuel De Vos, Astrid, sa femme, qui en fait porte tout.
20:21 Et lui, Oteuil, ce qui est formidable, c'est que moi, en tous les cas, pour ma part, j'ai une sympathie immédiate pour lui, l'acteur et le visage.
20:28 Et donc, ça m'aide à me perdre à l'attention. Je prends plutôt parti pour lui au départ.
20:33 Je me dis "Bon, qu'est-ce qui arrive là ?" Et c'est vraiment ce travail-là.
20:36 Et tous les acteurs qui accompagnent, la présence de Jeanne Chéral, qui joue une des filles, qui s'est éloignée de ce couple-là.
20:42 - Jeanne Chéral, c'est la commissaire. - La commissaire, pardon, qui s'est éloignée.
20:45 - Et donc, il y a la fille aussi, la fille est née. - Voilà, la fille est née.
20:48 Je trouve que, et surtout, il y a quelque chose chez La Fosse, qui est, pour le coup, que je trouve très maîtrisé.
20:54 Et en même temps, qui laisse au spectateur que je suis, la place de me faire son film à l'intérieur de ce dédale qu'il a su composer à la virgule.
21:02 C'est-à-dire que plus ça va, plus je trouve qu'il maîtrise.
21:04 Et plus ça va, plus je trouve que moi, j'y prends ma place, parfois douloureuse.
21:08 Je ne suis pas sorti indemne du film et il faut du temps pour respirer.
21:13 Mais je n'ai pas eu un réalisateur qui m'a contraint à ce que je devais voir, à ce que je devais penser et comment je devais ressortir de cette salle.
21:20 - À l'inverse de Lentimos, là, on a vraiment un travail sur la mise en scène. Vous en avez parlé, Antoine et Thierry.
21:28 On a toujours l'impression, pas qu'on épie cette famille, mais qu'on la scrute.
21:33 Est-ce qu'il n'y a pas un côté redoublement d'une réalité ?
21:39 C'est-à-dire quelque chose où on nous montre ce qu'il y a, mais on n'en dit rien, on ne juge pas, il ne se passe rien d'autre que ce qu'il y a sous nos yeux.
21:46 Et du coup, on manque un petit peu quand même peut-être d'un choix, d'un thème à explorer dans cette famille, Antoine Guillaume.
21:53 - Précisément, c'est vous qui l'explorez, ce thème.
21:56 - Mais il nous en dit tellement peu !
21:58 - Mais si, il nous en dit beaucoup.
22:00 - Il nous en a exploré.
22:03 - Mais par la mise en scène, pas par le discours.
22:05 Et c'est évidemment, plus ça demande au spectateur, un travail qui n'est pas du tout celui qu'on a devant un film de Lentimos.
22:11 Là, on doit plutôt écarter tout ce qu'on nous propose.
22:15 Là, on est un spectateur actif qui en sait de plus en plus et qui se rend compte aussi peut-être que cette histoire de silence, c'est peut-être avant tout une histoire de surdité.
22:23 C'est-à-dire que ce n'est pas tout de ne pas dire les choses, mais quand on dit les choses, encore faut-il qu'il y ait des gens pour les entendre.
22:28 Et le personnage de Jeanne Chéral, précisément, qui joue la commissaire Odélie Plas, est formidable.
22:32 Ce qu'elle dit, et je crois que c'est dans l'extrait qu'on vient d'entendre, elle ne dit pas "on va essayer de comprendre ce qui s'est passé".
22:37 Il faut que vous et moi, nous comprenions ce qui s'est passé.
22:40 Et le "vous", c'est le spectateur.
22:41 C'est-à-dire, c'est comprendre qu'est-ce qui s'est passé pendant toutes ces années où on n'a pas voulu entendre.
22:45 Et de fait, on a tué, parce que les paroles étaient inaudibles.
22:49 Déjà, c'est un axe que je trouve assez intéressant.
22:52 Ensuite, la fille, c'est Louise Chevillotte, la formidable Louise Chevillotte qu'on a vu chez Garel et dans "Mon seul désir",
22:57 qui est une des meilleures actrices de sa génération, qui joue ce petit rôle.
23:01 Donc le rôle de la fille est né, qui elle, refuse même quand même de mettre un pied dans la maison.
23:06 Elle est sortie, mais c'est celle qui étant sortie, peut dire "maintenant, il faut arrêter".
23:11 Et si vous ne parlez pas, moi je vais parler, moi je vais déclencher les choses.
23:16 Ce petit rôle montre à quel point Joachim Lafosse fait confiance totalement à ses comédiens.
23:22 Non pas pour faire preuve de technicité dans des rôles surécrits, comme c'est le cas par exemple,
23:27 quand vous parliez de Marc Fallot tout à l'heure, qui est formidable, mais qui se débat dans quelque chose qui est très normé.
23:32 Il arrive à faire exister par sa technique de réalisation.
23:35 Je crois qu'il les convoque avant le tournage, sur le plateau, pour quasiment que les comédiens lui expliquent les personnages qu'il a inventés.
23:45 Donc il va creuser avec eux et toutes leurs propositions donnent quelque chose, une dimension extraordinaire au film.
23:52 Que ce soit chez les stars, parce que vous, vous faites confiance à Daniel O'Toye.
23:55 Moi quand je vois un film comme ça, je pense plutôt à Daniel O'Toye de "L'adversaire" ou de "Caché".
24:00 Il vient aussi avec, chargé de cette histoire.
24:04 Donc comme il est, que lui-même défend son personnage, mais non pas en disant "regardez comme mon personnage est formidable".
24:09 Il le défend comme être humain, complexe, dépassé lui-même par sa propre perversité.
24:13 Et navré de la contamination du mal qui s'opère dans cette famille à cause du déni.
24:20 Donc tout ça, effectivement, on ne sait pas ce qu'on doit penser.
24:24 - C'est comme ma question. - Mais on ne va pas dans des films pour qu'on nous dise ce qu'on doit penser.
24:28 - Ne nous engueulez pas. - Mais ce n'est pas du tout ce que j'ai dit.
24:31 Ce n'est pas du tout, je ne demande pas de qu'on me dise ce que je dois penser.
24:34 - On va voir des films pour s'interroger soi-même. - Ça s'appelle un silence.
24:36 Il n'y a que des silences.
24:38 Et tellement peu de silence que le sujet étant tellement fort par lui-même, que je demande si Lafosse ne se contente pas juste de nous montrer des images.
24:45 Sans matière à explorer.
24:47 - Je pense qu'au contraire, Joachim Lapos vous permet de réfléchir par vous-même ce qui est le plus grand luxe qu'on puisse avoir devant n'importe quelle oeuvre d'art.
24:55 - Thierry Chez, alors. - Je suis d'accord sur ça.
24:57 - Pas avec moi du coup et avec Antoine.
24:59 - On va se laisser aux comédiens.
25:01 C'est-à-dire que tout ce travail que fait Daniel O'Toye est d'une méticulosité incroyable.
25:05 Il est facile pour lui de dire "je le défends à 100%" ou "je le descends à 100%".
25:13 Et c'est vraiment des choses subtiles.
25:15 Et des choses subtiles qui se jouent à deux, puis à plusieurs.
25:19 Mais le couple O'Toye-Devos, chaque fois qu'il y a un échange, on n'a pas envie de regarder.
25:25 On est tellement mal à l'aise.
25:27 Et ce personnage de Louis de Chevillot en effet, qui est la menacée qui devient menaçante.
25:32 Puisque on sait que la bombe va exploser. On se dit juste "quand ?"
25:36 Et bien c'est ça qui est formidable. C'est un suspense horrible.
25:39 - Qu'est-ce qu'on pense du fils Raphaël, par exemple ?
25:44 Qui est donc du fils adoptif d'Emmanuel Devos et Daniel O'Toye.
25:48 Enfin de leur personnage, Astrid et François.
25:51 Qui en fait, parce que tout part de lui, de sa disparition une nuit, j'en dis pas plus.
25:57 Et donc l'idée c'est de revenir à ce qui a créé le débordement, la disparition de Raphaël.
26:02 Il y a quand même quelque chose qui se passe entre le père et le fils.
26:05 La mère et le fils. Est-ce que ce fils, il assume aussi bien l'acteur, ce rôle d'héritier du mal ?
26:15 Antoine Guillot ?
26:17 - C'est un personnage, je pense qu'il faudrait relier à celui d'Elèves libres.
26:21 Un ancien film qui montrait un adolescent sous emprise sexuelle d'adulte.
26:30 J'en dis pas plus. Je pense que Joachim Lafosse est quelque part là-dedans.
26:34 - Un dernier mot d'Antiru ?
26:36 - Je suis d'accord. Il dit lui-même, il parle de choses autobiographiques.
26:40 Je suis entièrement d'accord. C'est un personnage complexe.
26:43 Mais qui fait partie de tout ça, de tout ce qu'on a dit là, de cette ambiguïté.
26:47 Qui fait qu'il faut aller voir ce film.
26:49 - Un silence de Joachim Lafosse. Et revoir aussi peut-être les films précédents de Lafosse.
26:54 Un silence est sorti la semaine dernière dans les salles. C'est toujours visible.
26:57 C'est avec Emmanuel Deveau, c'est Daniel Auteuil.
26:59 Merci à tous les deux. Antoine Guillot, on vous écoute tous les samedis à 14h.
27:03 C'est votre émission Plan Large, ici même sur France Culture.
27:05 Thierry Chez, on vous lit dans le magazine 1ère.
27:08 Toutes les références sont sur le site de France Culture, à la page des minutes culture et sur l'application Radio France.

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