• l’année dernière
Transcription
00:00 Je vais vous demander de prendre cet iPad à vos côtés et de regarder la première photo.
00:07 Lebron James.
00:08 Ce qui est extraordinaire avec cette photo, c'est qu'on voit des milliers de gens qui,
00:12 au lieu de regarder le spectacle, le filment.
00:14 Pourquoi le filment-ils ? C'est un moment extraordinaire, c'est un moment unique puisque
00:18 c'est le moment où il va devenir le plus grand marqueur de la NBA.
00:21 C'est un moment historique qu'on se prive de vivre tout au désir que nous sommes de
00:27 l'avoir vécu.
00:28 Les gens qui filment ce moment, ils sacrifient l'expérience qu'ils pourraient faire de ce
00:34 moment historique à la possibilité de dire qu'ils étaient là.
00:37 Il y a deux enjeux dans cette histoire.
00:39 Il y a mettre le monde à distance en le filmant, c'est-à-dire se tenir loin de lui.
00:45 Et il y a aussi confier à des objets le soin de s'en souvenir à ma place.
00:50 C'est aussi la raison pour laquelle on filme.
00:52 C'est-à-dire qu'on filme les choses pour être certain non pas de ne pas les oublier,
00:56 mais pour être certain de pouvoir les oublier puisqu'elles seront quelque part.
01:00 Le résultat, c'est un déni du présent.
01:02 Parce que l'intention, c'est de garder cet événement dans le passé, dans la mémoire,
01:09 donc de le filmer pour cette raison-là, et dans le même temps, de le voir via son téléphone
01:15 et donc de le mettre à distance.
01:17 Donc ils sont privés de vivre la chose par le goût de s'en souvenir.
01:22 Sur cette photo, on aperçoit une personne qui ne filme pas la scène, Phil Knight, le
01:27 fondateur de Nike, qui a un certain âge.
01:29 Qu'est-ce que ça veut dire justement le fait que lui ne filme pas cette scène avec
01:34 un téléphone portable pour vous ?
01:35 Il y a deux façons de le regarder, celui-là.
01:38 Soit on se dit c'est un homme démodé, or du coup, loin de tout, c'est un vieillard
01:43 qui ne sait même pas qu'on peut filmer ces choses-là, qui ne profite pas de la possibilité
01:47 de filmer et d'immortaliser ce moment-là.
01:49 Donc soit on le regarde comme ça, soit on le regarde comme le seul homme âgé au milieu
01:54 d'un troupeau de spectateurs ivres qui sont convaincus de vivre la chose alors qu'ils
01:59 ont interposé leur téléphone portable entre eux-mêmes et le spectacle.
02:02 Il y a vraiment deux façons de le regarder.
02:04 Et ces deux façons de le regarder correspondent, je crois, à l'ambivalence de celui qu'on
02:08 a appelé l'homme démodé.
02:09 Qu'est-ce que c'est un homme démodé ? C'est quelqu'un qui, par ses comportements,
02:13 par ses attachements, par ses goûts, par son obstination ou par son mauvais caractère
02:16 peut-être parfois, refuse de céder au mode du présent.
02:19 Mais celui à qui on reproche d'être dépassé, c'est aussi celui qui, dans la conscience
02:23 collective, se voit parfois doté, nanti d'un savoir particulier, d'une façon de voir
02:30 qui n'a pas encore été altérée par ces outils modernes et qui donc parfois peut avoir
02:34 la bonne idée.
02:35 Alors, on l'a vu avec ce match de basket, on le voit souvent lors des concerts.
02:39 Aujourd'hui, beaucoup de gens filment les choses plutôt que de les vivre complètement.
02:43 Mais en parallèle, il y a des pratiques comme la méditation, la sophrologie, le yoga, qui
02:48 connaissent un vrai succès, alors qu'elle consiste justement à être connecté à soi-même
02:52 dans le moment présent.
02:53 Qu'est-ce que ça dit de notre époque ? La coexistence entre des individus qui filment
02:58 un basketeur et un nombre conséquent d'individus qui justement se lancent dans la sophrologie,
03:03 dans la méditation.
03:04 Et adorent qu'on les prenne en photo tandis qu'ils se livrent à des exercices de sophrologie,
03:09 montrant par là même qu'ils sont loin d'avoir guéri du mal dont ils veulent sortir.
03:13 Quiconque a l'habitude avec son téléphone portable de mettre le réel à distance peut
03:17 tout à fait être celui qui de temps en temps pose son portable, l'éteint ou le met sur
03:21 mode avion pour soudain renouer avec la vie vraiment vécue dans des exercices dont c'est
03:27 l'unique raison d'être.
03:29 Dans le cas des images, dans le cas des selfies, dans le cas de l'utilisation que nous faisons
03:35 de nos smartphones, la philosophie permet de comprendre que le sens de la vue, c'est
03:42 celui qui suppose d'être à distance et qui donc nous éloigne du monde tout en nous
03:46 donnant la capacité de le regarder dans son ensemble.
03:49 Et qu'en somme, un appareil photo ou un smartphone, un smartphone, ne fonctionne pas
03:54 autrement.
03:55 Il nous donne le sentiment de capturer quelque chose alors que c'est précisément le moment
03:59 où on ne la touche pas.
04:00 Montaigne, dans les essais, à la toute fin des essais, le dernier chapitre, résume en
04:05 une formule toute la sagesse dont il est capable.
04:08 C'est l'homme le plus sage de tous les temps Montaigne.
04:10 Eh bien toute sa sagesse tient en deux tautologies.
04:13 Quand je danse, je danse et quand je dors, je dors.
04:17 Autrement dit, je suis tout à moi-même quand j'agis.
04:20 Et c'est exactement ce qu'on ne fait pas quand, alors qu'on va voir un match de
04:25 basket, on préfère filmer le panier plutôt que le regarder et l'applaudir.
04:29 Il est plus difficile dans la vie de vivre les choses que de se filmer en train de les
04:33 vivre.
04:35 La vraie difficulté dans la vie, c'est l'étonnante simplicité qu'il faut avoir
04:41 pour vivre ce qu'on vit, pour danser quand on danse, pour dormir quand on dort, pour
04:46 réfléchir quand on pense, etc.
04:48 C'est-à-dire pour être le contemporain de soi-même.
04:51 Et le grand paradoxe, c'est que pour être le contemporain de soi-même, il ne faut pas
04:57 se regarder soi-même.
04:59 Si vous vous regardez faire, si vous vous demandez ce que vous êtes en train de faire,
05:03 vous perdez la main sur ce que vous faites.
05:05 En fait, l'expression clé pour qualifier celui qui est capable de ne pas se regarder
05:11 faire au moment où il le fait, c'est la naissance de soi.
05:16 C'est le contraire de la conscience de soi.
05:19 La conscience de soi, c'est le pianiste qui se dit "qu'est-ce que je suis en train
05:22 de faire là ?" C'est le virtuose qui du coup fait une fausse note parce qu'il se
05:25 regarde.
05:26 C'est le funambule qui tombe parce qu'il se demande ce qu'il est en train de faire
05:28 sur son fil entre deux immeubles.
05:29 La conscience de soi, c'est l'érection qui disparaît parce qu'on se demande si
05:34 elle va tenir.
05:35 Tout ce qui est de l'ordre de la conscience de soi est un handicap à l'action.
05:42 Alors que ce que saint Augustin appelle, et Vladimir Jankélévitch après lui, la naissance
05:48 de soi, c'est-à-dire l'oubli du moi dans l'action, c'est aussi ce qui nous permet
05:53 d'agir.
05:54 La naissance de soi, c'est le fait de ne pas se regarder faire.
05:57 C'est le fait d'être tout entier à ce que nous faisons plutôt qu'à la personne
06:02 de celui qui fait.
06:03 *Bruit de détonation*
06:05 [SILENCE]

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