D'après le dernier portrait social de l'Insee, paru fin novembre, les inégalités de patrimoine se sont accrues en France entre 2004 et 2018. Philippe Bruneau, Président du Cercle des Fiscalistes revient sur cette conclusion et pose la question suivante : d'où provient la richesse en France ?
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00:04 Et nous enchaînons à présent avec Enjeu patrimoine, un enjeu patrimoine consacré aux écarts de patrimoine en France
00:10 et aux origines de la richesse en France, puisque fin novembre 2023, l'INSEE a publié son portrait social
00:17 qui montrait notamment un accroissement des écarts de patrimoine en France entre 2004 et 2018.
00:23 Nous avons souhaité revenir sur ce constat et se demander ensemble donc d'où vient la richesse en France aujourd'hui
00:29 avec Philippe Bruno. Bonjour Philippe Bruno.
00:31 Bonjour.
00:32 Vous êtes le président du cercle des fiscalistes. Alors effectivement, il y a un constat qui est celui de l'INSEE
00:37 qui constate que globalement, même si presque toutes les catégories socioprofessionnelles, à l'exception des ménages
00:44 dont un seul est actif ou des ménages ouvriers, toutes les autres catégories ont vu leurs revenus s'accroître.
00:52 Pourtant, on voit également un accroissement des écarts de patrimoine entre les ménages français.
01:00 Tout à fait. Il y a deux choses. En fait, on peut raisonner sur les stocks ou sur les flux.
01:05 Si on raisonne au niveau des flux, c'est-à-dire des revenus, on se rend compte qu'une autre étude de l'INSEE
01:13 qui est sortie il y a quelques mois, dit que vous avez globalement... La France est un des pays les plus égalitaires qui existent.
01:20 D'accord.
01:20 Au départ, c'est pas évident parce que si on tient compte uniquement des revenus primaires, c'est-à-dire de vos revenus,
01:30 la différence entre les ménages les plus modestes et les 10% de ménages les plus aisés, le ratio va de 1 à 13.
01:39 Donc il y a un écart quand même assez important.
01:40 Assez considérable, effectivement.
01:42 Sauf que si vous tenez compte des prestations sociales, si vous tenez compte des retraites qui sont versées,
01:49 si vous tenez compte aussi des transferts en nature, le logement, la santé, l'éducation, qui sont gratuites, le logement pour certains,
01:57 là, le ratio qui était donc de 1 à 13 passe de 1 à 3.
02:02 D'accord.
02:02 Donc on se retrouve en France, au niveau des revenus, je parle, dans un des pays qui est le plus égalitaire au monde.
02:11 Et pour passer de 13 à 3, le mécanisme, c'est quoi ? C'est la fiscalité qui permet justement...
02:16 Non, non. C'est juste la redistribution.
02:19 Donc la fiscalité ?
02:20 Si vous préférez, oui. Avant la redistribution, il y a la fiscalité. Vous avez raison.
02:23 C'est les 56%, entre autres, parmi les 46% de taux de prélèvement obligatoire qui sont opérés en France.
02:33 Et vous en avez 56% qui sont des prestations sociales.
02:38 C'est cela, d'accord ?
02:39 D'accord.
02:40 C'est-à-dire, c'est toutes ces prestations sociales, les retraites aussi, bien évidemment.
02:45 Mais j'insiste sur les transferts en nature qui ont une valeur non négligeable.
02:49 Je répète que ce soit l'éducation gratuite, que ce soit la santé gratuite pour certains,
02:54 le logement avec certains avantages comme les APL, font que l'écart s'est diminué fortement pour arriver à un ratio de 1 à 3.
03:03 Et je le répète, c'est au niveau mondial, la France est un des pays les plus égalitaires.
03:09 Cela étant, là, on parle des flux, des revenus.
03:11 Bien sûr, il y a différentes manières, d'où la question de cette émission, de quoi vient la richesse en France.
03:15 Là, aujourd'hui, on parle des revenus, on parlera ensuite du capital.
03:17 Du stock.
03:18 Du stock. Mais là, sur les revenus, effectivement, il y a ce sujet.
03:21 Et il y a peut-être aussi, derrière le revenu, est-ce qu'on prend en compte tout ce qu'on devrait prendre en compte sur ce que le revenu apporte, effectivement, au ménage ?
03:30 Alors, ça, c'est le sujet qui pourmeugle un tout petit peu dans l'étude de l'INSEE qui, elle, traite du stock.
03:38 C'est-à-dire qu'elle regarde les patrimoines.
03:40 Bien sûr.
03:40 Elle ne regarde plus uniquement les revenus. Elle regarde l'état des patrimoines.
03:43 Lorsque l'on regarde les patrimoines – vous l'avez fort justement dit en introduction –, tous les patrimoines entre 2004 et 2018, je crois, cette étude est réalisée,
03:52 toutes les catégories socioprofessionnelles se sont enrichies, à l'exception des plus modèles, c'est-à-dire les inactifs n'ayant pas de biens immobiliers.
04:03 Bien sûr.
04:03 Et ceux qui se sont le plus enrichis, ce sont les cadres qui ont des biens, qui sont propriétaires de leurs biens immobiliers.
04:10 Ce qui prouve bien qu'outre les revenus du travail, un des moyens de s'enrichir, c'est aussi les marchés.
04:18 Les marchés immobiliers, quand on est propriétaire de son bien immobilier, mais aussi les marchés financiers pour ceux qui ont une épargne suffisante pour mettre de l'argent sur les marchés financiers.
04:29 Donc la richesse ne provient pas uniquement du revenu. C'est ce qu'il faut comprendre.
04:33 La richesse provient du travail et du revenu, mais elle revient aussi, bien évidemment, pour ceux qui ont une épargne de l'augmentation des marchés,
04:42 on pourra y revenir en particulier du marché immobilier. Mais c'est surtout l'étude de l'INSEE, qui parle bien évidemment de l'héritage.
04:50 Bien sûr, du capital.
04:51 Oui, du capital hérité. Et c'est là où on se rend compte, cette fois-ci, qu'on a des disproportions absolument énormes, sur lesquelles je mettrai un petit bémol.
04:59 Mais l'INSEE donne un chiffre que j'ai retenu, que les 10% les plus aisés, si je reprends le chiffre du tout à l'heure, ont jusqu'à 101 patrimoines,
05:09 qui est 163 fois plus important que les 10% les plus modestes. Donc on est plus dans un rastre de 1 à 3, mais de 1 à 163.
05:18 Oui, bien sûr.
05:19 Cela étant, ce qui me gêne dans cette étude, c'est qu'il y a un biais majeur que j'ai repéré, qui est que l'on ne tient pas compte de la valeur patrimoniale
05:30 des droits acquis par les gens qui travaillent. Je rappelle que sur votre fiche de paie, vous avez des droits immédiats, le salaire net qui vous est versé tous les mois,
05:43 mais vous avez aussi des droits différés. Ces droits différés, ce sont les droits à la retraite que vous toucherez quand vous serez à la retraite.
05:50 Vous êtes encore très jeune, et vous verrez que dans quelques décennies, vous serez à la retraite, vous serez ravi d'avoir ces droits,
05:57 parce que grâce à eux, vous pourrez percevoir une retraite qui vous sera versée par les générations à venir.
06:03 Bien sûr. Et ça, ça n'est pas pris en compte, effectivement, dans le cas de l'INSEE aujourd'hui ?
06:06 Ce n'est pas pris en compte. Or, je vais donner un chiffre qui est quand même assez éloquent. Un homme à la retraite, je dis « un homme » parce que pour les hommes et les femmes,
06:16 ce n'est pas le même tarif, on va dire, un homme à la retraite qui perçoit une retraite de 1 000 euros par mois, il a cette droit à la retraite de 1 000 euros par mois,
06:29 un homme qui a 64 ans, il a en fait un droit, cette retraite a une valeur de 360 000 euros.
06:40 Tout simplement, on tient compte de son espérance de vie, c'est pour ça que le homme et la femme sont un peu différents.
06:45 C'est l'actualisation de 1 000 euros par mois à partir de 64 ans jusqu'à son espérance de vie, et ça donne 360 000 euros.
06:54 Ça, on n'en tient pas compte. Or, dans un pays comme la France, qui ne veut pas de la capitalisation, mais qui a opté pour un financement des retraites par répartition,
07:08 on ne peut pas ne pas tenir compte de cette valorisation patrimoniale. Donc tout le monde a un patrimoine, ne serait-ce que ce patrimoine en termes de droit acquis,
07:19 de droit à venir, on n'en tient pas compte, et je trouve que c'est un bien majeur. Mais cela étant...
07:24 — Est-ce que ça changerait fondamentalement les résultats ?
07:26 — Malheureusement, je ne les ai pas. Je ne travaille pas à l'INSEE. C'est dommage qu'il n'y ait pas... C'est dommage.
07:31 Mais ce qui est certain, ça changerait, bien évidemment, surtout pour les plus modestes, bien évidemment.
07:39 Mais ce qui est révélateur quand même – il ne faut pas non plus dans cette étude de l'INSEE –, c'est que, aujourd'hui...
07:47 Et c'est ce que certains économistes regrettent. C'est que le meilleur moyen de constituer un patrimoine, plutôt que de s'enrichir, on va dire,
07:57 de constituer un patrimoine, c'est plus par l'héritage que par le travail.
08:01 — D'accord. C'est ce qui est constaté aujourd'hui. — Aujourd'hui, 60%. Le patrimoine total des Français, il y a 60% qui vient de l'héritage. 60%.
08:10 — Oui, bien sûr. — C'était 40% il y a 40 ans. Vous voyez, on est rentré...
08:14 C'est pour ça que certains économistes n'hésitent pas à parler d'une société de rentier un petit peu comme on l'a connue à la fin du XIXe, au début du XXe siècle,
08:23 avant la Première Guerre mondiale. — Quand on fait ce constat, effectivement...
08:27 Donc on a parlé du revenu, on a parlé du capital, on a rapidement évoqué le stock. Est-ce qu'effectivement, l'investissement,
08:35 que ce soit sur des marchés mobiliers ou immobiliers – vous avez donné rapidement l'exemple du marché immobilier – vient accroître des inégalités de patrimoine ?
08:44 Ou au contraire peut venir corriger une anomalie, si tenté, qu'il y ait une volonté, via des investissements, de corriger l'anomalie ?
08:50 — Alors on a vu que les inégalités de patrimoine sont bien supérieures aux inégalités de revenu. Malheureusement, les marchés ne viennent pas
09:00 corriger cela pour deux raisons. D'abord... Donc il y a deux grands marchés. Sur les marchés financiers, il y a un énorme problème en France qui est
09:10 l'illettrisme financier, c'est-à-dire la méconnaissance des mécanismes financiers. Avec la résurgence récente de l'inflation,
09:19 on a vu les monceaux d'épargne qui se sont déversés sur les comptes sur livret, ce qui est génial à 3 %, avec une inflation à 6. Je vous laisse faire le calcul.
09:29 — Généralement, vers 3 %, oui. — Voilà. Mais je veux dire, pour beaucoup de gens, gagner 3 %, certains ne conçoivent pas ce qu'est un intérêt réel.
09:37 — Bien sûr. — D'accord ? Et puis en ce qui concerne les patrimoines immobiliers, alors là, le marché immobilier, alors là, on a vu un accroissement
09:47 donc d'un patrimoine... Un accroissement important des patrimoines des cadres pour une raison très simple. Il suffit de regarder les travaux
09:53 de Christophe Guilloui, géographe social, à qui nous devons son dernier ouvrage sur les dépossédés, mais surtout la France périphérique.
10:04 C'est qu'en espace de 50 ans, les classes populaires ont été virées – si je puis me permettre l'expression – des centres urbains. Les cadres ont pris possession
10:14 de ces centres urbains. Ce sont eux dont les prix ont explosé au cours des 40 dernières années et qui ont tout simplement profité de cette hausse
10:23 avec un avantage énorme en fin de parcours qui est que pour la résidence principale, je rappelle qu'il n'y a pas de plus-value.
10:29 — Bien sûr. — Donc quand vous avez... — Il n'y a pas de fiscalité sur la plus-value.
10:31 — Pas de fiscalité sur la plus-value. Excusez-moi. Vous avez raison. La nuance. Ça veut dire que lorsque vous avez acheté un bien,
10:37 500 000 €, et que vous le revendez 1,2 million ou 1,3 million 20 ou 25 ans après sans plus-value, la rentabilité nette en termes de pouvoir d'achat
10:47 est bien supérieure au travail, à l'épargne que vous pouvez vous constituer par votre travail.
10:54 — Donc si je vous suis sans faire de militantisme, c'est ceux qui avaient les revenus les plus aisés qui, en plus, ont bénéficié de la hausse
11:01 du marché immobilier, parce qu'ils étaient dans les centres-villes. C'est ça qui... — Absolument.
11:04 — Alors c'est peut-être qu'à Paris et dans d'autres villes françaises, mais c'est... — Dans toutes les métropoles.
11:08 — D'accord. — Et c'est bien le problème que l'on va avoir d'ailleurs avec la réforme de la taxe foncière et sur les valeurs locatives,
11:13 qui datent de 1970, à l'époque où les valeurs locatives importantes étaient en périphérie des villes.
11:20 — Bien sûr. Oui, oui. — Parce qu'à l'époque, les centres-villes étaient totalement insalubres. À Paris, il y avait encore les Halles en 1970.
11:26 — Ça veut dire que la fiscalité des centres-villes aujourd'hui ne reflète plus finalement...
11:30 — Les valeurs locatives, bien sûr. C'est un autre sujet. Mais c'est un vrai sujet. Les valeurs locatives, aujourd'hui,
11:36 ont fait supporter effectivement aux gens qui vivent dans des pavillons ou dans des belles maisons, même dans des quartiers agréables,
11:44 mais à l'extérieur des centres-villes, une fiscalité bien supérieure à celle qu'elle est dans les centres-villes où aujourd'hui,
11:52 aujourd'hui, ce sont plutôt les happy few qui vivent dans ces quartiers. — Bien sûr. Oui. Je reviens. Et ce sera ma dernière question.
12:00 Sur l'illettrisme financier dont vous parliez, comment, justement, utiliser potentiellement l'investissement pour corriger cette anomalie ?
12:06 Est-ce que ça veut dire qu'il faut qu'on enseigne dès – je sais pas – la sixième les théories financières à l'école ?
12:11 — L'éducation. Il n'y a que ça. C'est un sujet... J'en ai parlé plusieurs fois au ministre compétent, concerné. C'est un sujet qui, à mon avis,
12:24 doit être pris à bras-le-corps à la fois par Bercy mais aussi par l'éducation nationale, parce que c'est un problème d'éducation.
12:32 Moi, je fais partie d'une génération où jusqu'au baccalauréat, on m'avait jamais parlé d'une entreprise. Jamais à l'école.
12:38 — Oui, bien sûr. — Parce que c'était les années 70, c'était... 70-80, c'était totalement oni. C'est une question juste d'éducation,
12:46 d'éducation économique et financière. — Merci beaucoup, Philippe Brenon, de nous avoir accompagnés sur le plateau de l'émission
12:53 Smart Patrimoine. Je rappelle que vous êtes président du cercle des fiscalistes. Et Quentin Annon se retrouve tout de suite dans l'œil du CGP.