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00:00 Très souvent, les femmes me racontent que, dès très petites, dans leur enfance,
00:04 elles étaient qualifiées dans leur famille de gourmandes.
00:07 On remarque une façon très différente de traiter la gourmandise des petites filles et des petits garçons.
00:17 Aux petits garçons, on dit « vous allez apprendre à ouvrir votre curiosité »,
00:21 alors qu'aux petites filles, on tape sur les doigts en disant « ne met pas le doigt dans le pot de confiture ».
00:27 C'est une distinction que Françoise Héritier avait déjà repérée en observant différentes civilisations.
00:33 Elle s'était rendue compte que les mères passaient plus de temps à aléter leurs petits garçons que leurs petites filles.
00:38 Dans la littérature, dans la mythologie, dans le cinéma, les femmes ne mangent pas.
00:42 Elles préparent à manger, elles servent à manger, elles sont elles-mêmes appétissantes.
00:47 La figure de Cléopâtre devient, pour les historiens de l'époque,
00:50 l'occasion de prouver à quel point la femme qui mange est dangereuse et la femme qui prépare à manger est dangereuse.
00:57 Il y a des rumeurs terribles qui circulent à son sujet, toute une légende noire de Cléopâtre,
01:03 comme d'une manipulatrice qui manipule notamment en servant à manger en abondance à Marc-Antoine.
01:10 On a la figure d'Ève qui croque la pomme et qui, par ce geste, mène l'humanité à dévaler la pente des péchés.
01:18 Dans Thomas d'Aquin, il établit que Ève est moins coupable qu'Adam
01:23 puisqu'elle possède une raison, disons, affaiblie par rapport à celle d'Adam et elle est sous la gouvernance d'Adam.
01:31 Donc l'appétit de la femme, la gourmandise féminine, doit impérativement être régulée par les hommes
01:38 puisqu'elles ne peuvent pas se gouverner elles-mêmes.
01:40 L'Église en tire les conclusions en rédigeant à ce moment-là des traités
01:45 qui permettent aux confesseurs d'essayer d'obtenir des confidences sur la façon de manger et de cuisiner des femmes.
01:54 Et alors à partir du XVIe siècle, on trouve ça dans les livres de conseils pour jeunes filles à marier,
01:59 pour devenir une bonne jeune fille à marier, où on explique aux femmes comment bien manger,
02:06 comment bien cuisiner, comment bien se tenir à table, avec le mot d'ordre qui est la sobriété.
02:13 Il y a un préjugé récurrent qui revient quand on travaille sur la minceur féminine,
02:18 qui est de dire qu'avant, les femmes dans le passé avaient de l'embonpoint,
02:24 que c'était un signe de richesse, de bonne santé et de beauté.
02:28 Depuis l'Antiquité, la norme de la minceur est une injonction très très présente,
02:34 sauf que pour les femmes, il y a une norme supplémentaire, une injonction supplémentaire qui est d'être aussi grosse.
02:41 Donc mince et grosse à la fois.
02:44 Mince dans la silhouette générale, à la taille et les jambes et le cou,
02:50 mais grosse sur certaines parties du corps, à savoir les parties érotisées, les hanches et les seins.
02:57 Toujours une façon d'essentialiser les femmes et de les ramener à leur statut procréateur.
03:02 La minceur telle qu'on la conçoit aujourd'hui, telle qu'on la souhaite aujourd'hui,
03:06 la minceur élancée, effilée, dynamique, qui nous permet une certaine mobilité,
03:12 c'est une minceur très récente.
03:14 C'est au départ une revendication féministe.
03:17 Dans les années 1920, au moment de la première vague féministe,
03:20 les femmes ont souhaité travailler et ont souhaité faire concurrence aux hommes
03:25 dans une forme d'esthétique de la mobilité.
03:27 Elles se sont débarrassées de leurs corsets, elles se sont débarrassées de leurs jupons
03:31 et donc elles ont décidé d'affiner leur silhouette.
03:35 Cette esthétique de la mobilité, d'une façon très étrange et complètement effarante,
03:40 a été récupérée par le marché du patriarcat, disons.
03:44 C'est ce que Suzanne Faludi appelle le « backlash ».
03:47 Expliquer l'anorexie simplement par le dictat de la minceur,
03:50 c'est certes une explication possible,
03:53 mais c'est une façon de réduire les femmes à un statut de docilité
03:57 vis-à-vis d'une demande de l'homme, du désir de l'homme.
04:01 Évidemment, c'est beaucoup plus complexe que ça.
04:03 Cette histoire très particulière qui, à la fois, assigne les femmes en cuisine,
04:08 leur fait passer beaucoup plus de temps au contact de la nourriture,
04:11 et en même temps les empêche de manger,
04:13 maintient les femmes dans un état qui les amène, selon moi,
04:16 à développer une culpabilité qui est devenue un vrai tabou
04:22 et qui, selon moi, amène au pire trouble des conduites alimentaires
04:27 que l'on constate chez de très nombreuses femmes.
04:29 [Musique]
04:32 Merci à tous !
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