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Au travers d'archives et de témoignages inédits, nous revenons sur la parution de L'archipel du Goulag d'Alexandre Soljenitsyne intervenu il y a 50 ans et qui a provoqué un cataclysme mondial.
Ce film retrace l'évolution du paysage politique d'hier et d'aujourd'hui pour nous faire comprendre à quel point ce livre a été et demeure important sur le plan de l'Histoire et sur le plan humain. On ne doit pas, on ne peut pas oublier Alexandre Soljenitsyne.
Ce documentaire aura également pour raison de nous rappeler la détermination et le courage sans faille de son auteur, mais aussi des femmes et des hommes, sans qui ce livre n'aurait jamais pu exister.

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Transcription
00:00 ...
00:12 -C'est une bombe, une vraie bombe éditoriale,
00:15 comme elle n'en existait pas beaucoup au XXe siècle.
00:18 Elle est presque unique, car elle va totalement bouleverser
00:22 le rapport des gens au communisme et à la réalité soviétique.
00:26 ...
00:36 -C'est un livre absolument extraordinaire,
00:39 la découverte de notre histoire.
00:41 A l'école, à l'université, on nous apprenait une version de l'histoire.
00:45 Soudain, on découvrait qu'il y en avait une autre,
00:48 dont on ne nous parlait pas, à laquelle nous devions accéder
00:51 par nous-mêmes. C'était la véritable histoire de notre pays.
00:55 ...
01:00 Pour que les gens comprennent, c'est des centaines de milliers
01:04 de personnes qui se mettent à lire ce livre au même moment.
01:07 Et...
01:08 ...
01:11 Des polémiques d'une violence complètement folle
01:14 qui se déclenchent sur un objet littéraire.
01:17 ...
01:27 C'est un récit de sa lutte,
01:29 et de sa lutte avec le pouvoir,
01:33 avec les confrères, avec les autorités,
01:37 avec lui-même pour trouver le courage.
01:41 Et c'est magnifique.
01:42 ...
02:00 -Quelques mois avant sa mort,
02:02 Alexandre Solzhenitsyn nous avait raconté
02:05 comment était né dans le plus grand secret
02:08 l'archipel du Goulag.
02:09 ...
02:14 Un immense récit pour décrire
02:16 ce que fut le système concentrationnaire
02:19 en Union soviétique de 1918 à 1956.
02:23 ...
02:25 Un livre unique, nourri de l'expérience
02:27 de Solzhenitsyn dans les camps
02:29 et du témoignage de 227 zèques,
02:33 les détenus du Goulag.
02:34 ...
02:40 Nous avions rencontré celles et ceux
02:42 que Solzhenitsyn avait appelées les "invisibles".
02:45 En prenant de grands risques,
02:47 ces femmes et ces hommes, aujourd'hui disparus,
02:50 avaient aidé l'écrivain à mener à bien son travail sur l'archipel.
02:54 Dans des conditions dignes d'un roman de John le Carré,
02:58 l'archipel du Goulag, transformé en microfilm,
03:02 traverse le rideau de fer pour arriver en France en 1968.
03:07 ...
03:09 Les éditeurs Claude Durand et Nikita Strûve
03:12 n'ont plus qu'à attendre le signal de Solzhenitsyn pour le publier.
03:16 L'histoire de ce livre, hors du commun,
03:19 ne faisait que commencer.
03:21 ...
03:26 À cette époque, Yves Haman, jeune agrégé de Russe,
03:30 vient d'être nommé professeur à l'université.
03:33 -Nikita Strûve, un beau jour,
03:36 me fixe un rendez-vous mystérieux
03:39 dans un café dans le centre de Paris,
03:42 pas à l'université, pas à proximité d'une Capresse.
03:46 Et là, il me dit, voilà,
03:48 j'ai reçu un texte, c'est une bombe.
03:52 Ce livre, personne ne doit en connaître l'existence.
03:55 Il cherchait un traducteur qui puisse travailler dans le plus grand secret.
04:00 Et j'ai eu la légèreté d'accepter.
04:03 En même temps, je me disais,
04:05 Solzhenitsyn, il n'est pas pressé de le laisser publier,
04:09 donc on a du temps.
04:12 Voilà.
04:13 -Derrière l'apparente insouciance de cette fin d'été,
04:17 nous sommes en pleine guerre froide.
04:20 Léonide Brejnev est à la tête de l'URSS
04:23 et, si rien ne le laisse présager,
04:25 l'histoire de l'archipel du Goulag va basculer.
04:29 Elena Tchoukovskaya,
04:31 Liusha, comme la surnommait Solzhenitsyn,
04:35 était une invisible, l'une des plus proches de l'écrivain.
04:39 Elle nous avait donné rendez-vous chez elle
04:42 et n'avait rien oublié de cette journée particulière.
04:46 -Et voilà, je me souviens très bien,
04:48 c'était fin août,
04:51 sous une pluie terrible,
04:53 arrive de Leningrad mon ami Etkin.
04:55 Il me raconte qu'il est allé un jour
04:58 à un enterrement auquel il avait été convié
05:02 sans même savoir qu'il était mort.
05:04 ...
05:08 Et là, il apprend que c'était Elisabeta Denisovna.
05:12 ...
05:15 On a essayé de savoir ce qui s'était passé.
05:18 Même s'il était impossible de demander quoi que ce soit,
05:22 on ne comprenait pas ce qui s'était passé.
05:25 -Elisabetta était au coeur du dispositif clandestin
05:28 mis au point par Solzhenitsyn.
05:30 Elle avait tapé à la machine l'archipel du Goulag
05:34 et en avait gardé un exemplaire.
05:36 Arrêtée par le KGB,
05:39 Elisabetta subit des interrogatoires jour et nuit
05:42 et finit par avouer en détenir une copie.
05:45 ...
05:49 Libérée, elle rentre chez elle et se suicide.
05:54 -On l'a appris...
05:55 En fait, c'est une longue histoire.
05:59 C'est tout à fait par hasard.
06:01 La chose a été sue à Leningrad.
06:04 Et là-bas, grâce à une personne de confiance,
06:07 nous avons été avertis que le livre avait été saisi.
06:10 ...
06:15 -Le manuscrit est désormais aux mains du KGB.
06:18 ...
06:21 -Il a tout de suite décidé qu'il ne fallait plus rien différer.
06:25 Il fallait le publier.
06:26 ...
06:29 Ca s'est passé le 1er septembre et le 5.
06:33 Alexandra a fait savoir en France qu'il fallait publier l'archipel.
06:37 ...
06:41 Musique de suspens
06:43 ...
06:47 -En décembre 1973, ils l'ont publié en russe.
06:50 Ca a été un bon coup.
06:51 ...
06:56 -Le livre est édité à Paris
06:57 par la librairie historique de l'immigration russe Imka Press.
07:01 Aussitôt, les articles se multiplient
07:03 à la une des journaux du monde entier.
07:06 ...
07:10 A suivre les réactions dans la presse,
07:12 on pourrait penser que "L'archipel du Goulag"
07:15 est le 1er livre qui révèle l'existence des camps en Union soviétique.
07:19 -Ce n'est pas tout à fait vrai.
07:21 On pouvait savoir beaucoup de choses sur les camps en Union soviétique.
07:25 Je suis tombée un jour sur un livre en français
07:27 concernant les îles Solovki.
07:29 Il s'agissait des 1ers camps en Union soviétique,
07:32 dans les années 1920.
07:34 A l'époque, de nombreux groupes de gauche dans toute l'Europe
07:37 connaissaient l'existence de ces camps
07:40 parce que certains de leurs camarades y étaient détenus.
07:43 On pouvait lire des publications sur ces camps à Berlin et à Paris.
07:47 Ils étaient tout à fait connus.
07:49 ...
07:58 Entre 1918 et 1930,
08:02 j'ai comptabilisé au moins une trentaine de livres
08:04 parus dans le monde entier concernant les méthodes d'emprisonnement,
08:09 la répression, les camps qui venaient de s'ouvrir à Solovki, etc.
08:12 Et donc, il était évident qu'on savait des choses.
08:16 Sauf que, et c'est vrai, c'est ça qui a joué beaucoup,
08:19 est arrivée la Seconde Guerre mondiale.
08:21 Donc, à côté du nazisme, on a plutôt oublié le côté goulag.
08:24 -Beaucoup de gens ne voulaient rien savoir.
08:27 Le sujet les mettait mal à l'aise pour de nombreuses raisons,
08:30 bonnes ou mauvaises.
08:31 Parce que l'Union soviétique avait été notre alliée
08:34 pendant la Seconde Guerre mondiale
08:35 et qu'il était gênant de dire que nous avions détruit un monstre
08:38 avec l'aide d'un autre.
08:41 ...
08:48 -Et puis, effectivement, jusqu'à l'archipel du Goulac,
08:50 tout d'un coup, ça fait un boom,
08:52 parce que tout d'un coup, on découvre des choses
08:54 qui avaient été oubliées.
08:55 Pas vraiment oubliées, parce que ça existait,
08:59 et on le savait, mais on n'en parlait pas plus exactement.
09:01 ...
09:05 -En décembre 1973, Solzhenitsyn n'est pas à Moscou,
09:09 auprès de sa femme Natalia.
09:11 ...
09:12 Il se trouve à la dacha de son ami l'écrivain,
09:15 Kornei Tchoukovski.
09:16 ...
09:21 -C'est là-bas qu'il se trouvait ce jour-là,
09:25 et c'est là qu'il a entendu, à la BBC,
09:28 que le premier tome de l'archipel en russe
09:30 avait été publié en France.
09:33 Il espérait que le livre sorte pour le Noël orthodoxe,
09:36 le 7 janvier, comme convenu,
09:38 mais il est sorti un peu plus tôt.
09:41 Alors il est parti aussitôt pour venir ici,
09:43 dans cet appartement, chez moi,
09:45 et toute la soirée a été une fête.
09:47 ...
09:52 -Quelques jours plus tard,
09:54 les premiers exemplaires de l'archipel du Goulag
09:56 parviennent clandestinement à Moscou.
09:59 ...
10:02 -Nous en avons reçus deux en même temps,
10:04 par un canal ou par deux canaux différents,
10:07 et par qui, concrètement, je ne peux pas vous le dire,
10:10 parce qu'à l'époque, on gardait une certaine discrétion.
10:12 Celui qui n'avait pas à être au courant,
10:14 on ne lui disait rien de superflu.
10:16 ...
10:19 -De son côté, l'organe central du parti communiste soviétique,
10:23 la Pravda, ne tarde pas à réagir
10:26 et dénonce les "calomnies" de ce Djenitsine,
10:30 qui servent les forces de la réaction impérialiste.
10:33 La confrontation s'annonce violente.
10:36 ...
10:38 -Savoir si j'allais en sortir vainqueur,
10:41 je n'en avais aucune certitude.
10:43 Mais le fait que j'avais lancé un livre
10:45 qui allait leur porter un coup
10:47 et qui, avec toute sa force, allait lutter contre eux,
10:50 ça, je le comprenais.
10:51 ...
10:52 -Rapidement, le KGB informe le Politburo,
10:56 l'organe suprême du pouvoir, du danger du livre.
10:59 Le compte-rendu d'une réunion au Kremlin
11:01 témoigne de la réaction de Léonide Brejnev.
11:05 Il s'agit d'un grossier pamphlet antisoviétique.
11:08 -Solzhenitsine s'en est pris à ce que nous avons de plus sacré,
11:12 à Lénine, à notre régime soviétique.
11:16 Il faut aujourd'hui décider de ce qu'il convient de faire.
11:19 ...
11:22 -Alexandre Solzhenitsine est en Allemagne de l'Ouest.
11:25 Il avait été appréhendé hier à son domicile de Moscou.
11:27 Il a été expulsé aujourd'hui par les autorités de son pays.
11:30 Le Kremlin a eu ainsi recours à une mesure sans précédent
11:33 depuis presque un demi-siècle.
11:35 Solzhenitsine a subi le même sort que Léon Trotsky en 1929.
11:39 -L'arrestation, puis l'expulsion de l'écrivain
11:43 renforcent considérablement en Occident
11:46 l'intérêt pour Solzhenitsine et l'archipel du Goulag.
11:49 -Vous savez, les gens sont prêts à entendre
11:53 certains types d'informations à certains moments,
11:56 et ils ne sont pas prêts à les entendre à d'autres moments.
11:58 Ainsi, les gens n'étaient pas prêts à entendre la vérité
12:01 sur l'Union soviétique dans les années 40,
12:03 juste après la guerre,
12:05 parce que la guerre a été gagnée par une alliance avec Staline.
12:08 25 ou 30 ans plus tard, c'était très différent.
12:12 C'était un moment où il était clair
12:14 que l'Union soviétique et l'Europe de l'Est
12:16 étaient un système d'oppression.
12:18 -Bien entendu, il y a aussi l'aspect artificiel du choc.
12:25 "Ah, on ne savait pas que le socialisme libérateur de l'humanité
12:32 "avait créé un bagne..."
12:34 Mais ça ne tient pas debout.
12:36 Évidemment, si on ne veut pas savoir, on ne sait pas.
12:39 Aujourd'hui aussi, si on ne veut pas savoir
12:44 qu'il y a des gens affamés dans le Darfour,
12:47 on ne le sait pas.
12:48 On fait son petit gueuleton tranquille.
12:52 Si on le sait, on tombe dans une certaine intranquillité.
12:58 Et ce génocide nous mène de façon profonde,
13:03 je pense à une intranquillité
13:08 qui n'est pas du tout idéologique,
13:12 qui est une intranquillité philosophique.
13:17 -L'archipel du Goulag commence à ébranler les certitudes.
13:21 Pourtant, on sait peu de choses sur ce livre
13:24 qui n'a pas encore été traduit.
13:26 On parle de témoignages que des victimes du Goulag
13:29 ont confiés à Solzhenitsyn.
13:30 Musique douce
13:33 -J'ai compris alors que le destin m'envoyait
13:37 ce dont j'avais besoin.
13:39 L'archipel est venu à moi à travers ces gens.
13:43 J'ai par la suite identifié les plus importants d'entre eux,
13:46 ceux que je considère comme les véritables co-auteurs
13:49 de l'archipel.
13:51 Bien sûr, ils ne comprenaient pas ce que je faisais,
13:53 pourquoi j'avais besoin d'eux.
13:56 Personne n'était au courant de mon projet, personne.
13:59 Eux, c'est avec leurs émotions, leurs sentiments,
14:02 qu'ils me donnaient ces informations.
14:04 Je les recueillais avec plaisir, tout en me demandant
14:08 comment les intégrer à la structure du livre.
14:10 Musique douce
14:12 -Fastenko était le plus alerte de la cellule.
14:15 Bien que vu son âge, il fut le seul à ne pouvoir escompter
14:18 survivre à la détention et recouvrer un jour la liberté.
14:22 Il me disait, en me prenant par les épaules,
14:24 "C'est une chose que de tenir pour la vérité.
14:26 "Toi, pour elle, tu te fais détenir."
14:29 Ou bien il m'apprenait sa chanson,
14:31 une chanson de Bagnard.
14:34 "S'il doit nous échouar un jour de mourir,
14:36 "au fond d'une mine ou d'une prison,
14:38 "cela se réfléchira sans faillir sur les générations qui resteront.
14:43 "Je le crois."
14:44 Et puis, ses pages aidaient cette croyance à s'accomplir.
14:47 -D'abord, c'était une collection de témoignages,
14:50 à peu près plus de 235, je crois, témoignages
14:53 assemblés par Sojenicin.
14:55 C'est une vision absolument globale du système concentrationnaire,
14:59 de l'arrestation, des tortures, de la vie dans les camps,
15:03 des gens qui sortent des camps et comment ils sont considérés.
15:07 C'est un tableau global de la chose,
15:10 et ça, personne ne l'avait vraiment fait.
15:12 Quand on lit le livre, les trois tomes,
15:15 on est...
15:16 Excusez-moi, on passe sous un rouleau compresseur.
15:19 On n'est pas sous un rouleau compresseur.
15:22 On ne peut pas sortir indemne de cette lecture.
15:25 Enfin, moi, je ne suis pas sorti indemne, personnellement.
15:27 -Il n'écrit pas seulement sur les camps.
15:30 Il a écrit sur les camps, sur la guerre, sur la révolution.
15:34 Il écrit sur la façon dont l'homme se comporte
15:36 dans des situations extrêmes.
15:38 Ces situations extrêmes sont de diverses natures.
15:41 Cela peut être la guerre, une maladie mortelle ou la révolution.
15:46 C'est précisément de ça dont il a parlé dans tous ses livres,
15:49 de la manière dont les gens réagissent,
15:51 dont ils se comportent dans ces situations extrêmes.
15:54 -Solzhenitsyn ne fait pas que décrire le goulag.
16:02 Il ne fait pas que décrire la vie dans un camp.
16:05 Solzhenitsyn, il...
16:08 s'intéresse à toute la machinerie qui va conduire
16:13 les hommes libres
16:17 à l'état de zèques,
16:19 c'est-à-dire de prisonniers de camps de concentration.
16:24 -Tout nouvel entrant,
16:27 après avoir joué du piano à la section spéciale du camp,
16:30 c'est-à-dire après y avoir donné ses empreintes digitales,
16:34 se passait autour du cou un fil supportant une planchette.
16:38 Sur la planchette, on composait son numéro
16:41 et le photographe de la section spéciale
16:43 le photographiait ainsi harnaché.
16:46 -Ces photos, toutes ces photos sont encore bien conservées quelque part.
16:51 Nous les verrons bien un jour.
16:53 -L'historien Alexandre Daniel, dissident à l'époque soviétique,
17:00 est l'un des responsables de l'association mémoriale
17:03 qui travaille sur la mémoire du goulag.
17:05 Son père, l'écrivain Yuli Daniel,
17:11 a été l'un des accusés du premier grand procès de la dissidence en 1965.
17:16 Sa mère, Larissa Bogoraz,
17:19 a été condamnée à quatre ans de relégation en Sibérie
17:22 pour avoir manifesté en 1968
17:25 contre l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie.
17:28 -Solzhenitsyn a réussi à faire quelque chose d'extraordinaire.
17:33 Il a réussi la fusion de deux courants de la mémoire,
17:37 l'analyse de la terreur par l'intelligentsia
17:41 et la mémoire populaire de la terreur,
17:43 c'est-à-dire la mémoire d'en bas,
17:47 les témoignages directs d'une quantité de gens sur la terreur,
17:52 ce qu'on appelle aujourd'hui "oral history",
17:57 l'histoire orale.
17:58 Musique sombre
18:01 ...
18:05 -Cette structure générale,
18:08 les raisons pour lesquelles les camps ont été créés,
18:12 comment ils ont été créés,
18:13 comment se comportaient les gardiens et les prisonniers,
18:17 la division entre les prisonniers politiques
18:19 et les prisonniers criminels et leurs relations,
18:22 le sort des femmes et des enfants,
18:24 vous savez qu'il y en avait aussi dans les camps.
18:27 Tout cela, il l'a bien compris,
18:29 sans avoir accès aux archives ni aux informations officielles.
18:32 C'est un document tout à fait remarquable.
18:35 ...
18:36 -L'Union soviétique !
18:38 -Du côté du Parti communiste français,
18:41 la réaction face à la publication de l'archipel du Goulag
18:44 est parfaitement conforme à la ligne du Kremlin.
18:47 -Hier soir, à Saint-Ouen,
18:49 Georges Marchais a évoqué l'affaire Solzhenitsyn.
18:52 -Dans ce livre,
18:54 l'auteur russe évoque des faits
18:56 que le Parti communiste de l'Union soviétique
18:59 a lui-même dénoncé publiquement
19:03 il y a près de 20 ans
19:05 et auxquels il a mis un terme.
19:08 Mais le livre de Solzhenitsyn
19:11 constitue en même temps
19:13 une agression si violente,
19:16 si haineuse contre le socialisme.
19:19 -En 1974, le Parti communiste
19:22 commence à être un peu sur le déclin.
19:25 Il a quand même été un parti
19:26 qui avait plus de 25 % des voix à la libération.
19:29 Il ne les a plus, mais enfin, il est encore puissant.
19:32 Et il réagit.
19:34 Il y a eu une façon, je dirais, frontale
19:37 qui a consisté à dire
19:39 que c'est une nouvelle campagne antisoviétique,
19:42 que ce n'est pas intéressant,
19:44 que c'est même lamentable qu'aujourd'hui encore
19:47 on puisse revenir à de tels propos.
19:50 Et puis, il est capable de dire qu'on connaît tout cela.
19:53 "Vous n'apportez rien de nouveau, monsieur Solzhenitsyn."
19:57 Notre parti a condamné,
19:59 il y a déjà une vingtaine d'années, le goulag.
20:02 Musique douce
20:03 -En fait, le Parti communiste français, à cette époque,
20:06 n'a jamais rien condamné.
20:09 Il faudra attendre 1977 pour qu'ils reconnaissent
20:12 l'existence du fameux rapport Khrouchev,
20:15 présenté en 1956
20:17 au XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique.
20:21 Ce rapport dénonçait le culte de la personnalité de Staline,
20:25 mais sans évoquer les crimes de masse,
20:27 estimés à 15 ou 20 millions de morts.
20:29 -Le rapport Khrouchev ne concernait que le Parti communiste
20:34 et les dirigeants du parti injustement condamnés.
20:37 Il ne décrivait pas l'ensemble du phénomène du stalinisme
20:40 ou du système soviétique,
20:42 qui s'est bien sûr poursuivi sous Khrouchev.
20:45 Il y avait encore des camps de prisonniers sous le régime de Khrouchev.
20:48 Et lorsque le grand système du goulag a fini par disparaître,
20:51 on a continué à arrêter les gens pour des raisons politiques.
20:55 -Cela ne se reproduira plus.
20:59 Gloire au Parti !
21:00 Cela ne se reproduira plus.
21:02 Ah, les malins !
21:04 Ah, les maîtres plâtriers !
21:07 Puisque cela ne se reproduira plus,
21:09 il va de soi qu'aujourd'hui, cela n'existe déjà plus.
21:13 Exclu pour l'avenir et bien entendu, inconnu dans le présent.
21:18 -Solzhenitsyn fait remarquer que le goulag commence
21:22 non pas avec Staline, mais avec Lénine.
21:25 Lui considère que cette réalité concentrationnaire
21:30 est consubstantielle du communisme.
21:33 -Affirmation insupportable pour les communistes,
21:36 comme le souligne Boris Zhukov,
21:38 un représentant du Kremlin interrogé par la télévision française.
21:42 -Pour moi, c'est mon ennemi personnel.
21:45 Pour les Soviétiques aussi.
21:48 Maintenant, ils veulent revenir là-dessus,
21:50 mais pas pour condamner une fois de plus cette chose-là,
21:54 mais pour dire que c'est le système qui est responsable,
21:57 que c'est Lénine qui a installé le camp de concentration.
22:00 C'est insensé, parce que tout le monde sait
22:03 que Lénine, c'était un grand homme, vraiment un grand homme,
22:07 un noble d'esprit,
22:09 et c'était un grand homme politique.
22:12 -Reconnaître que c'est sous Lénine que le goulag a commencé,
22:18 c'est une ligne rouge que le Parti communiste français
22:21 ne veut pas franchir.
22:22 Le 1er juin 1974,
22:33 la publication en français de l'archipel du goulag
22:35 se produit dans un contexte politique inédit à gauche.
22:39 -Il y avait une gauche qui voulait absolument se rassembler
22:43 pour prendre le pouvoir,
22:45 après des années de Gaullisme, après des années de Pompidou.
22:48 Donc, ils voulaient prendre le pouvoir.
22:50 Il y avait un programme commun qui était mis en place
22:51 avec les socialistes et les communistes.
22:54 Donc, évidemment, on était dans un contexte excessivement particulier.
22:58 Au moment où l'archipel est publié
23:02 en début 1974, on est en pleine élection électorale, n'est-ce pas ?
23:07 Et nous avons un candidat principal à gauche,
23:10 François Mitterrand.
23:11 -Naturellement, Mitterrand ne cherche pas
23:17 à provoquer le Parti communiste.
23:21 Après tout, l'Union soviétique, c'est loin,
23:23 et son désir de réussir la présidentielle,
23:28 il est au contraire très présent.
23:31 Mitterrand est prudent.
23:33 Donc, on est dans une bataille politique
23:34 dans laquelle, honnêtement, franchement, l'Union soviétique,
23:37 le camp, le goulag, ça n'existe pas,
23:39 parce qu'on est sur une autre planète.
23:41 -De son côté, Yves Amand,
23:46 le premier traducteur de l'archipel du goulag,
23:48 est nommé attaché culturel à l'ambassade de France à Moscou.
23:52 -Avant de partir, Nikita Struv me demande,
23:58 "Écoutez, maintenant qu'on serait sur place à Moscou,
24:01 "est-ce que vous accepteriez de servir de relais
24:05 "entre Solzhenitsyn et son épouse, et puis leurs amis ?"
24:09 Il s'agissait essentiellement de transmettre du courrier,
24:12 des lettres, enfin, pour maintenir le contact.
24:14 Tout ça se faisant, bien entendu, à l'insu de mon ambassade,
24:18 ça va sans dire.
24:19 -Dans un Moscou digne d'un film d'espionnage,
24:23 Yves Amand devient un invisible au service de Solzhenitsyn.
24:27 Avec lui et beaucoup d'autres,
24:28 l'archipel ne tarde pas à entrer clandestinement en URSS,
24:32 malgré la surveillance du KGB.
24:34 La romancière Ludmila Ulitskaya
24:38 appartient à une famille marquée par la répression et les camps.
24:42 Elle vit aujourd'hui en exil à Berlin.
24:44 -Nous avons commencé à recevoir des livres
24:49 grâce à des étrangers de passage
24:51 qui les faisaient passer par leur ambassade,
24:53 par la valise diplomatique.
24:55 Nous avions ainsi accès à ce genre de littérature.
24:58 -C'était risqué vis-à-vis de mon ambassade
25:05 parce que la devise était
25:06 "Ne nous brouillez pas avec la République des Soviétes."
25:09 En revanche, les Américains faisaient cela ouvertement.
25:12 Donc, on savait qu'à l'ambassade des Etats-Unis,
25:15 il y avait des caisses de livres en russe,
25:21 les livres interdits,
25:23 et ça, le personnel de l'ambassade des Etats-Unis
25:29 le faisait ouvertement,
25:30 et eux, ils avaient tout à fait l'accord de leurs autorités.
25:34 C'est évident.
25:35 -Une guerre d'influence que confirme
25:37 l'ancien directeur de la CIA, Robert Gates.
25:40 -Vous savez, c'est ce que nous avons fait
25:43 en Union soviétique durant la guerre froide.
25:46 Avec très peu de technologies,
25:50 nous avons fait passer des millions de livres,
25:53 comme l'archipel du Goulag.
25:55 -Alexandre Podrabinek a été une grande figure de la dissidence.
26:04 Deux fois jugé pour diffamation du régime soviétique,
26:08 il a passé cinq ans et demi en prison,
26:10 dans un camp et en relégation en Sibérie.
26:14 Il vit toujours à Moscou.
26:16 -J'ai lu l'archipel du Goulag
26:18 quelques mois après sa publication.
26:20 Il a tout de suite commencé à arriver en Union soviétique, en 1974.
26:25 D'ailleurs, avec un ami, nous en avons fait plusieurs copies.
26:28 On nous avait passé un exemplaire publié à Paris,
26:32 ce qu'on appelait le "Tamizdat".
26:34 On l'a photographié et on en a tiré sept exemplaires.
26:37 L'endroit où nous avons fait ça,
26:39 ce n'était plus un appartement, c'était une maison de fous.
26:42 Il y avait des photos partout, des piles de photos sur la table.
26:45 Et dans tout l'appartement,
26:47 ça sentait le révélateur et le fixateur.
26:50 C'est qu'à l'époque, on faisait tout nous-mêmes.
26:54 -Rang, nous, nous samims, on faisait tout.
26:56 Musique sombre
26:59 ...
27:08 -Je n'étais pas seule à le lire, nous étions plusieurs.
27:12 C'étaient des feuilles tapées à la machine à écrire
27:15 qui n'étaient pas attachées les unes aux autres.
27:17 On lisait une feuille et on la passait à quelqu'un d'autre.
27:20 Ce n'est pas seulement l'archipel que nous avons lu de cette façon,
27:25 mais aussi beaucoup d'autres livres de cet auteur et d'autres auteurs.
27:29 Les cuisines, chez nous, elles n'étaient pas grandes,
27:34 mais c'est dans ces cuisines, pleines de monde,
27:36 qu'on se retrouvait et qu'on lisait.
27:38 C'était une particularité très intéressante de la vie soviétique.
27:42 En fait, nous vivions en petites communautés bien soudées,
27:46 c'est ce qu'on appelait les cuisines de Moscou.
27:49 -Ce qui s'appelle la cuisine moscovienne.
27:51 ...
27:57 -Olga Sedakova est poétesse et essayiste.
28:01 Son oeuvre, d'abord diffusée dans les circuits du Samizdat
28:03 à l'époque soviétique, a ensuite été publiée à l'étranger.
28:07 Elle habite toujours à Moscou.
28:09 ...
28:11 -C'était une édition sur du papier très fin, en un seul tome.
28:14 Les étudiants se le passaient entre eux
28:16 en exigeant qu'on le rende un jour ou deux après.
28:19 On donnait ce livre pour très peu de temps.
28:21 C'est comme ça que j'ai découvert ce livre.
28:24 On lui avait donné un surnom.
28:26 On l'appelait "Le gâteau" parce qu'il était de petit format
28:29 et on avait trouvé une boîte de gâteau
28:31 dans laquelle on le cachait ou dissimulait
28:33 pour le passer à un ami.
28:34 Au téléphone, on disait "Viens prendre le gâteau".
28:37 C'était nos méthodes de conspiration.
28:39 C'était notre conspiration.
28:41 ...
28:47 -Je pense qu'il n'y a pas un pays au monde,
28:51 à aucune époque,
28:53 où la parole imprimée avait une telle valeur.
28:55 Parce que pour avoir lu un tel livre,
28:58 on pouvait perdre son travail, ce qui m'est arrivé d'ailleurs.
29:01 Ou même être envoyé dans un camp, comme cela est arrivé à d'autres.
29:06 C'était vraiment une occupation très dangereuse.
29:09 C'était un très dangereux boulot.
29:11 -Ivanovo, ce n'est pas une prison de transit très renommée.
29:16 Mais interrogez donc ceux qui ont été enfermés
29:19 durant l'hiver 37-38,
29:21 la cellule 21 devait abriter 20 détenus,
29:24 or ils étaient 323.
29:26 ...
29:28 On ne distribuait pas la nourriture à chacun des détenus,
29:31 mais par groupe de dix.
29:32 Si l'un des dix mourait,
29:35 on le fourrait sous le chalit et on l'y gardait.
29:38 Jusqu'à ce que le cadavre empêche ça.
29:41 Ainsi, pouvait-on continuer à toucher sa ration
29:44 pendant quelques temps ?
29:45 -En général, on allait en prison
29:51 pas pour avoir fait circuler ce genre de livres,
29:53 mais pour les avoir fabriqués.
29:55 Le fait qu'on ait lu un livre comme ça,
29:57 ça pouvait encore passer.
29:59 Mais si quelqu'un se mettait à le reproduire,
30:02 notamment avec des moyens techniques,
30:04 là, on faisait tout pour lui mettre la main dessus.
30:07 Et là, les gens allaient en prison.
30:09 ...
30:15 -Régulièrement, la presse clandestine dissidente
30:18 rend compte d'arrestations et de condamnations
30:21 pour avoir reproduit ou diffusé l'archipel du Goulag.
30:24 ...
30:32 -Mon grand-père a été envoyé dans un camp à Vorkuta.
30:36 ...
30:39 Sa femme, la belle-mère de ma mère, a aussi été dans les camps.
30:43 Et dans la famille de ma mère,
30:45 beaucoup de personnes ont été victimes de la répression,
30:49 certaines ont été exécutées.
30:51 ...
30:54 La soeur de mon grand-père, elle,
30:56 elle a passé 20 ans dans les camps de la Colima.
30:59 ...
31:01 D'une manière générale,
31:03 je connaissais bien tous les aspects du sujet,
31:06 mais Solzhenitsyn a réussi à créer un panorama
31:09 qui réellement couvre toute cette période de la terreur,
31:13 de 1917 à 1953.
31:16 ...
31:18 -L'ampleur, l'immensité de ces crimes,
31:21 bien sûr, était quelque chose d'inimaginable.
31:24 Ce qui fait que, d'une certaine façon,
31:27 ma vision du monde s'est transformée,
31:29 ainsi que ma compréhension
31:31 de ce qui se passait dans le monde et dans notre pays.
31:35 ...
31:44 Musique de tension
31:46 ...
31:48 -L'édition française de l'archipel du Goulag
31:51 arrive en librairie.
31:53 -Immense succès.
31:55 Premier tirage,
31:57 550 000 exemplaires, en France.
32:01 Un des plus gros que j'ai jamais connus.
32:04 ...
32:07 Peu après, au début de l'été,
32:09 on en était à 850 000 ou 900 000 exemplaires.
32:13 La totalité des trois volumes en France
32:17 a fait plus d'un million deux cents mille exemplaires.
32:20 Les Français et les Allemands ont été les premiers à le publier.
32:24 Les Américains sont venus après,
32:26 mais le livre a eu un énorme succès aux Etats-Unis.
32:28 Il a fait 3 millions d'exemplaires.
32:31 Avec 30 à 40 traductions dans le monde,
32:33 le livre a atteint les 10 millions d'exemplaires.
32:36 La façon dont le public a été demandeur dès le début,
32:39 dès le premier jour, montre que ça venait à son heure.
32:42 ...
32:44 -Bien sûr, nous ne perdions pas espoir.
32:47 Ce que nous avions vécu serait un jour raconté.
32:50 Tôt ou tard, en effet,
32:53 la vérité finit par être dite sur tous les événements de l'histoire.
32:57 Mais il nous semblait que cela ne viendrait pas avant longtemps.
33:01 Que la plupart d'entre nous seraient morts avant.
33:04 Et qu'il faudrait que la situation ait profondément changé.
33:07 Moi-même, qui me considérais comme le chroniqueur de l'archipel
33:12 et qui écrivais, écrivais sans relâche,
33:15 je comptais peu voir la chose de mon vivant.
33:18 -Pour une partie de la génération de mai 68,
33:23 la lecture de l'archipel du Goulag
33:25 débouche sur une véritable prise de conscience.
33:28 -Cette génération de 68,
33:30 le communisme, de manière soviétique,
33:34 c'était le vieux monde.
33:35 Dans les slogans de 68, un des slogans, c'était "court, court,
33:39 "le vieux monde est derrière toi".
33:41 Pour eux, c'était le vieux monde.
33:43 Cette génération post-68 était complètement admirative.
33:46 C'était incroyable de le penser,
33:48 parce que c'était de Malampi, quelque part, du Maoisme.
33:52 Pour eux, ce n'était pas un problème d'attaquer l'Union soviétique
33:56 et de dénoncer le Goulag soviétique.
33:58 -Là, il y a deux gauches qui vont s'opposer.
34:00 Il y en a une qui va accepter ce génocide,
34:04 mais plus que l'accepter, d'ailleurs,
34:06 qui va devenir la partie qui le défendra le plus
34:10 et le plus brillamment, je pense.
34:12 Et une autre partie qui va le rejeter
34:15 et qui va pas vouloir l'entendre,
34:17 parce qu'en fait, elle pressent
34:19 que l'écouter, l'entendre, le lire,
34:21 c'est... c'est mourir.
34:24 -Les deux jeunes intellectuels
34:27 les plus actifs dans la défense de ce génocide,
34:31 c'est André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy.
34:35 André Glucksmann a une très belle formule à ce sujet.
34:38 Il dit que les camps, c'est un bon point de vue sur le marxisme.
34:42 C'est-à-dire que ça nous permet de lire
34:44 la substantifique moelle du marxisme.
34:49 -Vous étiez correspondant de l'humanité.
34:51 Vous avez renseigné les lecteurs français
34:53 de ce qui se passait en Union soviétique ?
34:56 Vous avez parlé de l'humanité ?
34:57 Vous avez un seul de vos articles qui en parle ?
35:00 On ne connaît pas les chiffres.
35:02 On ne connaît pas non plus les chiffres
35:04 dans les cours prématoires.
35:05 -Vous n'avez rien lu de ce que j'ai écrit.
35:08 -Ah, si. Il y avait une belle apologie d'Issenko, par exemple.
35:11 Ses concurrents, ils les mettaient dans ces camps précis.
35:15 -Moi, mon père, quand il lit "L'archipel des Woulags",
35:18 c'est une révolution intérieure.
35:20 C'est...
35:21 C'est un moment fondamental,
35:23 c'est une fracture dans l'histoire, à la fois d'une vie personnelle
35:27 et dans l'histoire collective.
35:29 -C'est peut-être ça, la philosophie...
35:32 -L'émission "La part de vérité" nous donne une idée
35:34 de ce qu'était le débat à l'époque.
35:36 Ce jour-là, autour de la table, entre autres,
35:39 Michel Foucault, Maurice Clavel, Guy Lardreau,
35:42 André Glucksmann, et on parle de Solzhenitsyn
35:44 et de l'archipel du Goulag.
35:46 -Dans les universités françaises
35:49 et dans les milieux biens,
35:51 on discute du socialisme,
35:54 on discute des moindres virgules de Marx.
35:56 Tout le monde sait, après Léline,
35:58 qu'une virgule à droite ou à gauche,
36:00 ça détermine le sens de l'histoire.
36:03 Cela dit, il est évident que les mêmes gens
36:06 ne veulent pas, et systématiquement ne veulent pas,
36:09 lire Solzhenitsyn.
36:10 -Vous savez la meilleure... -C'est quoi ? L'humanisme ?
36:13 -Le troisième tome du Goulag, que c'est long, que c'est long.
36:17 Evidemment, 50 millions de morts, ça fait une liste longue.
36:21 -Oui. -Oui.
36:22 -Et dans les librairies de gauche, ça ne se vend pas.
36:25 -C'est vraiment le basculement d'une génération, en plus,
36:28 qui a plus cru qu'aucune autre dans le mythe révolutionnaire
36:32 et qui, tout d'un coup, se retrouve face à l'archipel
36:36 et qui, donc, vit l'archipel
36:38 comme une déflagration intérieure fondamentale.
36:41 -Je crois que c'est quand même assez simple.
36:44 Solzhenitsyn, c'est une philosophie,
36:46 parce que je considère que c'est un philosophe.
36:49 -C'est une philosophie qui fait pas plaisir.
36:51 La grandeur de l'archipel du Goulag,
36:53 c'est qu'on n'y trouvera pas une ounce d'illusion.
36:56 Solzhenitsyn, c'est quelqu'un qui ne ment jamais.
36:59 -Depuis leur exil,
37:00 Alexandre et Natalia Solzhenitsyn
37:02 utilisent les droits d'auteurs
37:04 générés par l'immense succès de l'archipel
37:06 pour alimenter leur fond d'aide aux prisonniers politiques.
37:10 ...
37:15 -Tous les droits d'auteurs sur ce livre,
37:17 à l'époque où j'étais encore à l'étranger,
37:20 je les ai donnés à notre fond.
37:21 Nous avons beaucoup aidé ici, en Russie, en Union soviétique.
37:25 D'abord les prisonniers qui se trouvaient alors en détention.
37:28 Et puis, plus tard,
37:30 nous avons apporté notre aide aux anciens prisonniers,
37:33 à ceux qui étaient déjà âgés, aux invalides du Goulag.
37:36 ...
37:39 -Ce fond d'aide donnait aux gens la possibilité de se sentir libre,
37:45 car ils savaient que leurs proches et leur famille
37:48 ne seraient pas dans la misère si on les arrêtait,
37:51 que quelqu'un s'occuperait d'eux, leur viendrait en aide
37:54 et les laisserait pas tomber.
37:56 Savoir qu'ils en seraient ainsi était très important à cette époque.
38:01 ...
38:04 -Solzhenitsyn, qui s'est installé dans le Vermont, aux Etats-Unis,
38:08 reste persuadé qu'il reviendra un jour dans son pays.
38:11 ...
38:17 Au milieu des années 80,
38:19 Mikhail Gorbachev tente avec la perestroïka
38:22 une profonde réforme du système soviétique.
38:25 Il autorise alors une certaine liberté d'expression
38:29 dont va bénéficier Solzhenitsyn.
38:31 ...
38:34 -Il estimait qu'il ne pouvait pas revenir
38:37 tant qu'on n'aurait pas publié l'archipel du Goulag.
38:40 Et cela pour une raison très simple.
38:42 D'abord, on l'a exilé à cause de l'archipel du Goulag.
38:46 C'est cette publication qui en a été la cause.
38:48 Deuxièmement, des gens ont été envoyés en prison
38:51 à cause de l'archipel pour avoir lu l'archipel en secret.
38:54 Des gens ont été dans des camps et lui, il va rentrer.
38:58 On l'a expulsé à cause de l'archipel et lui va rentrer comme si de rien n'était.
39:02 Non. D'abord, libérez ces gens et publiez le livre.
39:05 ...
39:08 -En 1989, profitant de l'affaiblissement de la censure à Moscou,
39:13 la revue "Novimir" publie des extraits de l'archipel.
39:16 -Le rédacteur en chef de "Novimir", à l'époque,
39:21 Zaligin, était un homme tout à fait remarquable.
39:24 Il était prêt à faire ce pas courageux et il l'a fait.
39:28 Parce que publier l'archipel écrit par un traître à la patrie,
39:32 c'était encore plus terrible que de publier en 1962
39:35 le récit d'un petit instituteur de la ville de Ryazan.
39:38 Un instituteur de Ryazan, qui a écrit un livre.
39:42 ...
39:44 -Plusieurs maisons d'édition vont ensuite assurer
39:47 la diffusion de l'archipel du Gulag dans un plus large public.
39:51 ...
39:55 L'Union soviétique est alors à bout de souffle.
39:58 Elle va disparaître deux ans plus tard.
40:01 ...
40:05 -Quand l'archipel du Gulag a été imprimé chez nous
40:08 avec de gros tirages dans les années 90,
40:11 il est apparu que ces informations n'avaient pas sur mes compatriotes
40:15 l'effet colossal qu'elles avaient eu sur moi à l'époque, en 1974.
40:21 L'archipel du Gulag a sûrement modifié la conscience de notre société,
40:25 mais pas autant que je l'attendais.
40:28 Peut-être que mes attentes étaient exagérées.
40:30 J'avais l'impression qu'après avoir lu ce livre,
40:34 j'aurais plutôt rejeté le communisme,
40:36 le système totalitaire et son idéologie.
40:38 Mais ça ne s'est pas passé de manière aussi radicale
40:41 que je l'avais pensé.
40:45 -Nous avions l'impression, et beaucoup de gens le disaient à l'époque,
40:48 qu'on souhaitait tout simplement oublier tout cela.
40:51 Ca ne concernait pas seulement Solzhenitsyn,
40:54 mais aussi Shalamov et toute cette thématique.
40:57 On était convaincus, je ne sais pas pourquoi,
41:00 que tout cela était terminé à jamais
41:02 et qu'on allait se confronter à une machine de répression absolue
41:06 telle qu'elle est décrite.
41:07 Dans ces conditions, à quoi bon tout cela ?
41:10 Nous allons vivre bien dans ce monde nouveau.
41:12 C'était l'état d'esprit général.
41:14 Musique douce
41:17 -Mais tout le monde ne voulait pas oublier ce passé.
41:20 Créé à la faveur de la Perestroïka
41:22 avec l'aide du prix Nobel de la paix Andrei Sakharov,
41:25 l'association mémoriale se donne pour mission
41:28 de préserver la mémoire des victimes
41:30 des répressions politiques en URSS.
41:33 ...
41:35 Elle fouille les archives, met au jour des charniers
41:38 et, au fil des années,
41:40 dresse une liste nominative inachevée
41:43 de 3 millions de victimes.
41:45 Une manière de poursuivre le travail entamé
41:48 dans l'archipel du Goulag.
41:49 ...
41:52 Comme il l'avait prédit, Solzhenitsyn est de retour en Russie.
41:56 En juillet 1994, il atterrit à Magadan,
42:00 la capitale de la Kolyma, en Sibérie.
42:03 -Je m'incline devant la terre de la Kolyma,
42:07 où reposent des centaines de milliers,
42:10 sinon des millions de nos compatriotes suppliciés.
42:14 ...
42:18 ...
42:28 -Dans les années 90 souffle un vent de liberté.
42:31 Il n'y a pas que le retour de Solzhenitsyn.
42:34 Mémorial travaille librement.
42:36 C'est après l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000
42:40 que tout change.
42:41 La réécriture de l'histoire devient un enjeu politique.
42:45 -Il a commencé à limiter l'accès aux archives
42:47 à ce qui pouvait être publié en Russie.
42:50 C'est quelque chose qui l'intéresse depuis longtemps.
42:53 Le refus de reconnaître plus longtemps
42:56 n'a pas été accepté au cours des 30 dernières années.
42:58 Je pense que Poutine l'utilise.
43:00 Il envoie un signe aux Russes en leur disant
43:03 "Cela pourrait revenir".
43:04 -Il n'y a pas que la difficulté d'accès aux archives.
43:08 Mémorial fait l'objet de perquisitions.
43:10 La justice enquête sur ses activités.
43:12 L'un de ses collaborateurs, Yury Dmitriev,
43:15 est envoyé dans un camp sous des prétextes fallacieux.
43:18 ...
43:22 Tout cela sur fond de répression généralisée.
43:25 ...
43:28 Plusieurs opposants,
43:30 comme Anna Politkovskaya et Boris Nemtsov,
43:33 ont été assassinés.
43:34 D'autres ont été contraints à l'immigration
43:37 ou sont derrière les barreaux,
43:39 comme Alexei Navalny, condamné à 19 ans de camp.
43:43 ...
43:46 -Cinq coups ! Cinq coups !
43:48 -En février 2022,
43:50 quatre jours après l'invasion russe en Ukraine,
43:53 la Cour suprême à Moscou
43:55 prononce la dissolution de Mémorial,
43:57 coloriate du prix Nobel de la paix.
43:59 Motif, Mémorial a...
44:03 "créé une image mensongère de l'URSS
44:06 "en la présentant comme un Etat terroriste."
44:08 ...
44:10 -L'association Mémorial a été fermée.
44:13 Le centre Sakharov a été fermé.
44:16 Leurs énormes archives ont été cachées.
44:19 On les a sauvées comme on a pu.
44:21 Dmitriev, qui avait mis au jour
44:23 des charniers de l'époque stalinienne, est en prison.
44:26 Le vrai travail sur ce passé
44:28 est devenu un crime puni par la loi.
44:31 ...
44:33 -L'ennemi numéro un de Poutine, c'est Mémorial.
44:36 L'ennemi numéro un de Poutine,
44:38 c'est ceux qui documentent les crimes du stalinisme.
44:41 L'ennemi numéro un de Poutine,
44:42 c'est ceux qui poursuivent l'oeuvre de l'archipel du Goulag.
44:46 Mémorial, c'est l'organisation qui doit être détruite
44:48 pour que le grand projet totalitaire de Poutine puisse avoir lieu.
44:52 Mémorial, c'est l'esprit de Solzhenitsyn.
44:54 C'est l'esprit de l'archipel du Goulag.
44:56 Quand il y a un procès contre Mémorial,
44:59 quand il y a la dissolution de Mémorial,
45:01 en réalité, ce qui se passe, c'est quoi ?
45:03 C'est qu'on brûle l'archipel.
45:05 ...
45:21 -Parfois, on essaie de nier l'ampleur de la terreur,
45:25 de la minimiser.
45:27 Mais, en gros, le fait même qu'il y ait eu de la terreur,
45:31 ça, personne ne le nie.
45:32 ...
45:38 Aujourd'hui, voilà à peu près le genre de réactions
45:41 assez répandues que j'ai observées lors de discussions sur la terreur.
45:46 ...
45:49 -Eh bien, oui, il y a eu la terreur. Et alors ?
45:52 ...
45:55 Il y a juste eu de 500 000 à 700 000 personnes
45:59 exécutées pendant la grande terreur.
46:01 Bon, et alors ?
46:03 Il y a eu la liquidation de la classe paysanne.
46:06 Bon, et alors ?
46:07 En revanche, à l'époque, l'Etat était puissant.
46:11 Aujourd'hui, des gens qui disent ça,
46:13 il y en a autant que vous voulez.
46:15 Et dans ce sens, l'archipel est impuissant contre ça,
46:19 contre ce rejet des traditions humanistes de la culture russe.
46:22 ...
46:25 ...
46:38 -L'archipel du Goulag lui pose un problème particulier,
46:42 car il montre le rôle horrible, négatif et destructeur
46:46 joué dans l'histoire russe par le KGB.
46:49 Et Poutine lui-même, en tant que produit du KGB et son empire,
46:53 incarne une sorte de renouveau du rôle du KGB en Russie.
46:57 Je peux donc imaginer qu'il souhaite que ce livre ne soit pas lu.
47:02 -Pas d'or ! Pas d'or !
47:05 ...
47:07 -Le temps des répressions est revenu.
47:13 Mon ami Vladimir Karamurza, qui est actuellement en prison
47:17 et a été condamné à une peine de 25 ans,
47:19 a dit et écrit qu'il trouve un grand soutien
47:23 dans les livres de Solzhenitsyn, de Bukovsky,
47:26 Chyaransky et même dans le mien.
47:29 ...
47:35 -Lors de son procès, Vladimir Karamurza lit ostensiblement
47:39 le livre de Solzhenitsyn "Le chêne et le veau".
47:43 Dans une interview, il a confié...
47:47 "Cette année, j'ai lu ou relu beaucoup de livres.
47:50 "J'ai eu enfin la possibilité de lire
47:52 "l'archipel du Goulag en entier et avec soin.
47:55 "C'est un livre que tout le monde doit lire aujourd'hui."
47:58 ...
48:01 -Ce livre est aujourd'hui aussi contre le régime,
48:04 parce qu'il parle de l'homme et d'un État terroriste,
48:08 du destin de l'homme dans un État terroriste.
48:12 ...
48:14 -Il y a quelque temps, j'avais relu ce livre
48:17 et puis je viens de le reprendre.
48:19 J'ai pensé, mon Dieu, c'est tout simplement
48:22 ce qui se passe maintenant.
48:23 Ca commence avec l'arrestation et puis la suite.
48:27 Chaque fois que je l'ouvre,
48:31 je vois que la force de ce livre est intacte.
48:36 ...
48:43 -Chaque année, des touristes se rendent aux îles Solovki,
48:47 là où a été créé en 1923 le premier camp du Goulag.
48:51 ...
48:55 La mémoire des prisonniers y est toujours présente,
48:59 de ceux qui sont morts d'épuisement,
49:02 de ceux qui ont été fusillés et jetés dans une fosse commune.
49:06 ...
49:11 Mais quel sens donnait aujourd'hui à cette mémoire,
49:15 celle de l'archipel du Goulag, de plus en plus occultée ?
49:19 ...
49:21 -Croire que cet archipel est uniquement réservé
49:25 à l'Union soviétique, telle qu'elle a été pendant 70 ans,
49:29 c'est évidemment réduire l'archipel du Goulag
49:32 à un pur et simple témoignage.
49:35 Il est témoignage, mais il est beaucoup plus que cela.
49:39 Et donc, il est valable pour la Russie d'aujourd'hui.
49:43 Tatis mutandis, ce n'est pas la Russie stalinienne,
49:49 mais il y a des traits qui sont communs.
49:53 Il est valable pour nous, en partie,
49:56 pour d'autres parties du monde.
49:59 C'est-à-dire, c'est un grand livre
50:01 qui, non seulement, apporte
50:04 sa grande...
50:08 son tsunami de vérité au moment où il est écrit,
50:12 mais qui est encore valable pour aujourd'hui et le restera.
50:16 -Ce que je dirais à quelqu'un qui me pose la question,
50:19 pourquoi il faut lire Sojenecine ?
50:22 Je dis, parce que ce que Sojenecine dénonce existe encore.
50:26 Tant que cette violence existe et que ce déni existe,
50:30 eh bien, Sojenecine restera d'actualité.
50:34 Et donc, si je conseille de le lire,
50:37 c'est pas simplement parce qu'il faut comprendre l'importance du livre
50:40 à une époque donnée,
50:42 mais parce qu'en fait, cette époque n'est pas encore révolue
50:44 et qu'en fait, elle ne le sera jamais.
50:47 C'est ça qu'on apprend.
50:48 Et ça, c'est...
50:50 incroyablement frustrant,
50:54 parce que ça veut dire que...
50:56 le livre, il est puissant,
50:58 mais en fait, il faut le réécrire à chaque fois.
51:01 Et c'est ça, son histoire.
51:04 -Cette histoire ne disparaîtra pas avec celles et ceux qui l'ont vécue.
51:09 Une nouvelle génération s'est emparée de cette mémoire.
51:14 -Na ulitse, minus 55.
51:17 Et ete, Kolema.
51:19 -Yuri Dud est un jeune réalisateur russe.
51:24 En 2019, il est revenu sur les lieux du Goulag
51:27 pour en tirer "Kolema, lieu de naissance de notre peur".
51:31 Ce film documentaire de plus de deux heures,
51:34 mis en ligne sur sa chaîne YouTube,
51:37 a dépassé les 28 millions de vues.
51:39 En 2022, accusé par le Kremlin d'être un agent de l'étranger,
51:47 Yuri Dud a été contraint de quitter la Russie.
51:50 ...
51:56 Musique douce
51:58 ...
52:00 -Tant qu'il n'existera pas dans ce pays d'opinion publique indépendante,
52:04 il n'existe aucune garantie
52:06 que tout cet anéantissement sans cause de millions d'hommes
52:10 ne se répétera pas à nouveau,
52:12 qu'il ne recommencera pas n'importe quelle nuit, chaque nuit.
52:16 Cette nuit, tenez,
52:19 celle qui va suivre la journée d'aujourd'hui.
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