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Philippe Collin, producteur à France Inter et auteur du podcast en huit épisodes "Itinéraire d'une jeune fille rangée" consacré à Simone de Beauvoir, Claudine Monteil, ancienne diplomate, historienne et amie de Simone de Beauvoir, et Manon Garcia, spécialiste de l'autrice et professeure de philosophie à la Freie Universität en Allemagne, étaient les invités de France Inter lundi 29 mai. Ils sont revenus sur la figure et l'héritage de Simone de Beauvoir.

Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien

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Transcription
00:00 C'est un grand entretien en forme de table ronde que l'on vous propose avec Léa ce matin
00:06 autour de la figure et de l'héritage de Simone de Beauvoir.
00:09 Question/réaction, amies auditrices, amies auditeurs, au 01 45 24 7000 et sur l'application de France Inter.
00:17 Trois invités pour en parler, Léa.
00:18 Philippe Collin d'abord, évidemment, producteur des podcasts historiques à France Inter,
00:22 auteur du podcast d'Inter Simone de Beauvoir, itinéraire d'une jeune fille rangée.
00:27 Bonjour Philippe.
00:28 Bonjour Léa, bonjour Nicolas.
00:29 Et le podcast cartonne déjà.
00:31 Claudine Monteil, bonjour.
00:33 Vous êtes écrivaine, historienne, diplomate, vous avez été l'amie de Simone de Beauvoir
00:37 et vous le racontez d'ailleurs dans ce livre "Mes dimanches chez Simone de Beauvoir"
00:41 aux éditions Ampelos.
00:42 On vous voit en photo en couverture.
00:44 Et puis Manon Garcia, bonjour à vous.
00:46 Vous êtes en direct avec nous de Berlin, vous êtes professeure de philosophie pratique
00:50 à la Freie Universität de Berlin.
00:53 Vous êtes spécialiste de Simone de Beauvoir et vous avez notamment écrit "On ne n'est
00:57 pas soumise, on le devient" chez Flammarion.
00:59 La parution de votre podcast en 8 épisodes, Philippe Collin, qui soit dit en passant,
01:05 dont Léa l'a mentionné, est en tête des podcasts les plus téléchargés de la plateforme
01:09 Apple, nous a donné envie de revenir ce matin sur l'héritage de Simone de Beauvoir.
01:14 L'aura du castor persiste presque 40 ans après sa mort.
01:19 Vous avez consacré, Philippe, des séries de podcasts à des personnalités aussi diverses
01:24 que Léon Blum, Pétain, Cléopâtre, Napoléon.
01:27 Dites-nous, pour commencer, pourquoi vous a-t-il paru important de vous pencher sur
01:31 Simone de Beauvoir ? Sur son parcours, sur son itinéraire hors normes, elle vous paraissait
01:36 incontournable, alors que vous dites par ailleurs que vous la connaissiez peu et qu'elle
01:41 vous faisait même un peu peur ?
01:43 Oui, oui, elle me faisait un peu peur et je crois que, comme une blague mais pas que,
01:47 je crois que ce podcast on l'a conçu pour les hommes en priorité.
01:50 Parce que les hommes ont un peu peur de Simone de Beauvoir alors qu'ils ne la connaissent
01:53 pas.
01:54 Et certaines femmes aussi.
01:55 Oui bien sûr, c'est tout à fait vrai.
01:56 Mais je parle des hommes parce qu'on a l'impression qu'elle s'adresse qu'aux femmes alors
02:01 que pas du tout.
02:02 Moi je me suis embrassé avec ce dossier-là et je me suis dit "mais en fait, elle me
02:05 parle à moi aussi".
02:06 Elle propose une quête d'émancipation aux femmes mais elle me propose une émancipation
02:10 laquelle me sortir du patriarcat moi aussi.
02:13 Et de Beauvoir, ce n'est pas les femmes contre les hommes, c'est les hommes avec
02:18 les femmes avec l'effort pour nous, Nicolas, de la reconnaissance mutuelle.
02:22 C'est un effort que nous devons faire.
02:23 Mais c'est en ça que je la trouve extrêmement importante aujourd'hui.
02:26 Elle nous offre un horizon extrêmement excitant à tout point de vue politique, social et
02:31 sexuel.
02:32 On va en parler, on va parler de son héritage.
02:33 Claudine Monteil, vous l'avez rencontrée quand vous aviez 20 ans, elle en avait 62,
02:36 vous avez été son amie.
02:38 Vous disiez récemment sur France Culture que c'était parmi les plus grandes rencontres
02:41 de votre vie.
02:42 Vous auriez imaginé à ce moment-là quand vous la rencontrez qu'en 2023, Simone de
02:47 Beauvoir continuerait à intéresser, à passionner autant de gens ?
02:50 Je l'espérais.
02:51 Je n'en étais pas sûre, mais je l'espérais parce qu'on a oublié l'aura mondiale
02:58 qu'avait Simone de Beauvoir quand je la rencontre en 1970.
03:01 J'ai 20 ans, elle en a 62.
03:03 Pour moi, c'est une vieille dame qui en réalité est d'une dynamisme absolument
03:07 extraordinaire, qui vous parle très rapidement.
03:09 Mais elle avait une aura qu'on a oubliée parce que chacun de ses livres était un best-seller
03:15 mondial sur le plan occidental.
03:17 Et d'autre part…
03:18 Vous dites que c'était à ce moment-là la Victor Hugo féminine, la Voltaire de l'époque,
03:23 les foules l'acclamaient partout.
03:24 C'était une star.
03:25 C'était une véritable star qui ne se prenait pas pour une star.
03:29 Et quand je suis arrivée la première fois chez elle, rue Chelchère, devant le cimetière,
03:33 face au cimetière Montparnasse, on m'avait dit « sois à l'heure à 17h », je suis
03:37 à l'heure à 17h et là elle m'ouvre la porte et elle me dit, mon idole me dit « vous
03:41 êtes en retard ».
03:42 En fait, elle avait un petit réveil affreux, très laid, qui avançait de 7 minutes.
03:48 Son emploi du temps était minuté, absolument encadré, parce qu'elle avait tellement
03:53 de sollicitations de la part des mouvements de libération, contre les colonies, etc.
03:58 dans le monde entier.
03:59 Donc être à l'heure pour elle, c'était être 7 minutes en avance.
04:02 Toujours 7 minutes en avance.
04:04 Personne ne vous l'avait dit.
04:05 Personne ne me l'avait dit.
04:07 Et ensuite, j'arrive et je ne trouve qu'une place sur le sofa qu'à côté entre Gisèle
04:13 Halimi et une autre amie et je m'assieds et je ne rêve que d'une chose, c'est
04:18 d'écouter mon idole.
04:19 Et là, brusquement, je sens quelque chose de dur derrière moi.
04:22 C'était tout simplement une très belle gravure en bois d'un scribe égyptien et
04:30 elle me dit « ah oui, c'est la gravure que m'a offerte Nasser, elle a 3000 ans,
04:36 poussez-la un peu et ne l'abîmez pas ». Et ça commençait, c'était un petit peu
04:39 dur.
04:40 Et là-dessus, je me suis dit « maintenant, je vais écouter mon idole, 20 ans, elle en
04:43 a 62 ». Et à ce moment-là, elle se tourne vers moi et elle me dit « bon alors écoutez
04:47 Claudine, puisque vous êtes en retard, vous allez me dire, est-ce que vous pensez qu'on
04:50 met que des femmes célèbres ou des femmes inconnues au manifeste que nous allons rédiger
04:55 ? ». Et c'est ainsi qu'on n'a pas arrêté de discuter pendant 16 ans, de dialoguer
04:59 et elle était plus rapide que nous toutes.
05:02 - Manon Garcia, vous êtes philosophe, je le rappelle, avec nous en direct de Berlin,
05:08 on vous écoute dans le podcast de Philippe Collin.
05:11 Comment expliquez-vous la vitalité de l'œuvre, mais aussi de la personne de Simone de Beauvoir ?
05:17 Elle n'a, je vais le dire simplement, jamais été remplacée et je dois dire jamais été
05:24 remplacée en France, encore plus qu'à l'étranger.
05:29 - À l'étranger ?
05:30 - À l'étranger pardon, encore plus qu'en France.
05:32 - Oui, je suis plutôt d'accord avec ce diagnostic-là.
05:37 Disons que je pense qu'à la fois elle incarne un très grand sérieux d'une certaine philosophie
05:44 française du XXe siècle, qui est celle d'elle, de Sartre, de Merleau-Ponty, etc.
05:48 Mais qu'elle a aussi cette vitalité à laquelle Claudine Monteil faisait référence, cet
05:55 amour de la vie, du bonheur, cette très grande joie qui contraste en fait avec sa réception.
06:02 Ce que disait Philippe Colin de dire "elle fait un peu peur", etc.
06:05 C'est vraiment le sexisme de la réception de Simone de Beauvoir, alors que fondamentalement,
06:09 Simone de Beauvoir c'est tout l'inverse de ce qu'on pense.
06:12 C'est une femme qui aime la vie et la philosophie et qui pense que la philosophie doit dire quelque
06:20 chose de la vie.
06:21 Et tous ces gens qui la voient comme austère et comme pas très marrante, etc. se trompent
06:26 sur son compte.
06:27 Et c'est pour ça que la phrase qu'elle dit justement en ouverture du podcast, où elle
06:31 dit tout le temps "les gens se trompent sur mon compte", c'est vrai.
06:35 Plus on la lit, plus on l'aime.
06:37 - Claudine Monteil, vous êtes d'accord, et Philippe Colin aussi, on se trompait sur
06:40 son compte, elle n'était pas aussi austère qu'on le dit ?
06:43 - Elle n'était pas du tout austère et j'ai beaucoup ri avec elle.
06:47 Et on a eu des discussions endiablées.
06:49 Et d'autre part, j'ai eu la chance de connaître sa sœur, l'artiste-peintre féministe Hélène
06:54 de Beauvoir, autrice de 3000 tableaux et gravures quand même, qui a laissé une œuvre conséquente.
06:59 Et Hélène de Beauvoir habitait chez moi.
07:00 Et quand elle venait à Paris, donc pendant des années.
07:03 Et je peux vous dire que véritablement, nous avons beaucoup ri à telle enseigne, que je
07:08 voudrais quand même dévoiler un secret aux auditeurs et aux auditrices.
07:12 Quand j'ai passé mon doctorat sur Simone de Beauvoir, en présence d'Hélène de Beauvoir,
07:16 à Nice, j'ai passé mon doctorat à Nice, le présentateur, celui qui présentait mon
07:21 travail, a fait un lapsus extraordinaire.
07:24 Il a dit, au lieu de dire "Simone de Beauvoir, je vous donne ma parole", il a dit "salle
07:28 de bain".
07:29 Oui, oui, il a dit "salle de bain".
07:31 Je vous donne ma parole de l'heure.
07:32 La salle entière.
07:33 Il y avait des journalistes, parce que la sœur de Simone de Beauvoir était là.
07:38 Et donc tout le monde parle d'un éclat de rire extraordinaire.
07:41 Ça a beaucoup détendu, parce que quand même, ma soutenance de thèse a duré trois
07:44 heures et demie.
07:45 Eh bien, à ce moment-là, Hélène de Beauvoir et moi, dès que nous sommes rentrés à Paris,
07:50 qu'est-ce que nous avons fait ? Nous avons été raconter cela à Simone de Beauvoir,
07:53 qui a dit quand même "on m'a traité de tous les noms, mais jamais de salle de bain".
07:57 Or, sa retraite est morte et elle nous a dit "oh, quel dommage, on ne pourrait pas raconter
08:01 ça à Sartre".
08:02 Philippe Collin, dans le podcast, vous insistez sur l'itinéraire, plus précisément sur
08:06 la manière dont SDB, Simone de Beauvoir s'est extraite d'un milieu bourgeois conservateur
08:13 pour devenir l'intellectuel que l'on connaît.
08:15 C'est ça ce qui vous a frappé dans sa vie ? La manière dont elle s'est arrachée
08:21 à la norme bourgeoise ?
08:22 C'est ce qui m'a le plus fasciné, Nicolas, parce qu'il faut bien avoir en tête d'où
08:25 elle arrive.
08:26 Elle arrive d'un milieu extrêmement conservateur, réactionnaire, anti-républicain, catholiste
08:31 rigoriste et toute seule, quasiment toute seule.
08:35 Elle va s'extraire de ce milieu pour venir vers une bourgeoisie éclairée, avec un idéal
08:40 bourgeois d'abord, qui est l'accomplissement de soi-même, l'aventure d'être soi-même.
08:43 Mais qu'elle va penser pour tous les autres, pour le plus grand nombre.
08:46 Et ce chemin-là, je trouve que quand on vous confie quelque chose à l'enfance,
08:50 qui est une matrice ou un logiciel de pensée, et que vous arrivez à y renoncer pour vous
08:54 extraire de la sphère privée, pour aller vers la sphère publique, qui est donc un
08:58 chemin inouï pour une femme au XXe siècle.
09:00 Je trouve ça extraordinaire, mais vraiment extraordinaire.
09:02 Venons-en maintenant à l'héritage intellectuel et féministe de Simone de Beauvoir et au
09:05 deuxième sexe.
09:06 Philippe Collin, vous rappelez dans le podcast la violence des réactions lors de la publication
09:10 de ce livre.
09:11 Simone de Beauvoir réunit contre elle le Vatican, les communistes, mais aussi François
09:16 Mauriat qui écrit en une du Figaro « Désormais je sais tout du vagin de la patronne des temps
09:19 modernes ». Nous avons littéralement atteint avec ce livre les limites de l'abject.
09:23 Ou encore Albert Camus dans un autre style, dans une autre famille de pensée.
09:26 Ce livre déshonore le mal français.
09:29 Comment expliquer la violence de ces réactions ? Pourquoi ça a fait un tel scandale ?
09:34 Claudine Monteil et ensuite Manon Garcia.
09:36 Ecoutez, tout simplement parce qu'elle a osé aborder des sujets qui étaient des
09:41 sujets tabous en particulier et qui concernaient l'hypocrisie de la société française.
09:47 Il faudrait quand même rappeler que c'est elle qui parle en premier de l'avortement,
09:51 en 1949.
09:52 On est en 1949, c'est-à-dire on veut repeupler la France après la deuxième guerre mondiale
09:57 et on se retrouve avec Simone de Beauvoir qui dénonce les avortements clandestins.
10:01 Ça crée un véritable scandale.
10:03 Mais moi je voudrais dire de mon expérience, parce que ça fait 50 ans quand même que
10:07 je vais de par le monde, que je témoigne sur Simone de Beauvoir, et bien mon expérience
10:12 c'est que des femmes sont venues dans le monde entier.
10:14 J'ai croisé des femmes qui venaient me voir à la fin de l'entretien et qui pleuraient
10:20 et qui voulaient me serrer la main parce que j'avais serré la main de Simone de Beauvoir
10:23 ou d'autres qui me disaient "la lecture du deuxième sexe m'a sauvé la vie".
10:28 Et ce qui a été extraordinaire c'est qu'une fois, je suis arrivée au bout de
10:32 trois-quatre ans, parce que nous aussi, nous les féministes du MLF, nous étions critiqués,
10:37 nous étions ridiculisés.
10:38 Une fois je suis arrivée chez elle pour préparer ma thèse justement et je lui ai dit "Simone
10:42 j'en peux plus, on a encore pris, j'ai encore été insultée ce matin etc."
10:46 Et vous savez ce qu'elle m'a répondu, que je n'ai jamais oublié, parce que je
10:50 n'avais pas le moral.
10:51 Elle m'a dit "ah bon Claudine, mais quels sont les insultes que vous avez eues ce matin ?"
10:56 Ça la faisait rire.
10:57 Ça la faisait rire et vous savez pourquoi ? Elle m'a dit "ça m'amuse beaucoup
11:01 Claudine, parce que c'est très amusant, parce que ça me rappelle les insultes que
11:04 j'ai eues quand j'ai publié le deuxième sexe".
11:06 Et j'en suis repartie, regonflée à bloc pour le reste de ma vie.
11:11 Manon Garcia, j'aimerais citer les premières lignes du deuxième sexe.
11:17 J'ai longtemps hésité à écrire un livre sur la femme, le sujet est irritant, surtout
11:23 pour les femmes, et il n'est pas neuf.
11:25 La querelle du féminisme a fait couler assez d'encre.
11:28 D'ailleurs, y a-t-il un problème ? Et quel est-il ? Y a-t-il même des femmes ? Et quelques
11:33 lignes plus loin, mais d'abord, qu'est-ce qu'une femme ? Elles sont étranges ces
11:38 lignes, très étranges, très belles aussi.
11:41 Comment les comprendre ? Qu'est-ce qu'elle veut dire Simone de Beauvoir avec cette écriture
11:49 qui est assez ensorcelante ? Comment vous pouvez nous expliquer ces mots ?
11:54 Alors la première chose à comprendre c'est qu'elle écrit, donc ce livre est publié
11:58 en 1949, et donc quand elle dit "la querelle du féminisme a fait couler assez d'encre",
12:02 en fait elle fait référence à ce qu'on appelle aujourd'hui la première vague du
12:05 féminisme, c'est-à-dire les suffragettes et la lutte pour le droit de vote des femmes.
12:11 Et donc elle a l'impression, comme tout le monde à ce moment-là, que le féminisme
12:15 s'est réglé, puisque en 1946, les femmes ont eu le droit de vote.
12:19 Donc nous, rétrospectivement, on se dit "mais comment c'est possible que le féminisme
12:22 se soit réglé alors que ce livre, c'est ce qui va commencer vraiment le mouvement
12:27 féministe ?" Mais elle, évidemment, elle peut pas savoir que c'est ça qui est en
12:30 train de se produire.
12:31 Mais ce qui est très intéressant, c'est que, comme vous le dites, elle pose la question
12:34 "qu'est-ce qu'une femme ?" Et en fait, la question "qu'est-ce que" c'est
12:38 la question de la philosophie.
12:40 Quand Platon écrit sur la vertu, il pose la question "qu'est-ce que la vertu ?"
12:46 Sur la démocratie, "qu'est-ce que la démocratie ?" Et donc elle pose la vraie
12:49 question philosophique "qu'est-ce que" appliquée à la femme pour montrer justement,
12:54 et c'est ça qui est très subtil, que la femme c'est une norme, c'est-à-dire
13:00 que c'est pas quelque chose de biologique.
13:02 Elle dit tout de suite, ça suffit pas de dire "c'est une femelle humaine", etc.
13:06 C'est pas ça une femme.
13:07 Puisqu'elle dit, on nous dit tout le temps "ah oui, les femmes c'est plus ce que
13:13 c'était" ou "il n'y a plus de femmes aujourd'hui" pour montrer qu'en fait,
13:16 ce qu'on entend par femme, c'est une certaine idée de la féminité qui est ce contre
13:20 quoi elle veut lutter dans ce livre.
13:24 Mais je pense que ce qui est très intéressant, c'est que ce livre est écrit en langage
13:31 philosophique pour dire à la philosophie "vous n'avez jamais parlé des femmes".
13:37 C'est quand même dingue d'imaginer que c'est en 1949 que pour la première fois,
13:41 la philosophie se pose véritablement la question de "qu'est-ce qu'une femme ?"
13:45 Ça faisait quand même un certain temps que la philosophie posait la question "qu'est-ce
13:48 que", mais les femmes, ça n'avait jamais été le problème.
13:51 Il y a la question philosophique dont vous parlez "qu'est-ce qu'une femme" qu'elle
13:54 pose dès le début et puis il y a cette phrase qui a suscité des exégèses à l'infini.
13:58 Philippe Collin, je vous pose la question, est-ce que vous avez compris ce que veut
14:02 dire la phrase "on ne naît pas femme, on le devient" ?
14:06 J'ai essayé de la comprendre.
14:07 En fait, je crois que quand on… il y a peut-être parfois un contresens.
14:10 On ne naît pas femme, on le devient.
14:12 Un devenir, ça peut être quelque chose de positif, on devient femme.
14:15 Or, je crois que la vraie phrase, c'est plutôt "on ne naît pas femme, on nous
14:18 l'impose".
14:19 C'est-à-dire que ce qu'elle dit, en fait, c'est une construction mentale, historique,
14:23 sociale de "qu'est-ce qu'une femme dans le regard d'un homme, finalement".
14:26 Et ce n'est donc pas forcément quelque chose de progressif, mais plutôt une dénonciation
14:30 de la situation des femmes dans le regard des hommes.
14:32 Et vous, Clémente ?
14:33 Oui, alors comment vous la comprenez ?
14:35 En fait, ce qu'elle voulait dire, c'était… à mon sens, mais je veux dire, toute interprétation,
14:39 elle a bien venu, bien évidemment.
14:40 Et il y en a eu des interprétations.
14:41 Et il y en a eu des interprétations.
14:42 Plus 50 ans.
14:43 Non, mais en réalité, ce qu'elle veut dire, c'est qu'elle ne nie pas, sur le
14:46 plan biologique, que nous sommes nées femmes.
14:48 Moi, je suis née femme.
14:49 Je suis une femme née femme.
14:51 Mais que l'on peut devenir un être qui se dépasse, un être humain qui se dépasse,
14:57 qui construit sa vie et qui la construit par le choix, par la liberté et par l'existentialisme.
15:03 Parce que l'existentialisme, je veux dire, le féminisme de Simone de Beauvoir, c'est
15:08 l'existentialisme, c'est-à-dire la liberté de choix, de décider de sa propre vie, appliquée
15:13 aux femmes.
15:14 Et c'est ça qu'elle veut dire.
15:15 Et nous, je tiens à le dire quand même, nous ne disions jamais « mouvement de libération
15:20 de la femme ». Nous disions toujours, nous disons encore « mouvement de libération
15:26 des femmes ». Parce qu'il y a plusieurs femmes, il y a plusieurs constructions, il
15:30 y a plusieurs libertés.
15:31 Qu'en est-il de l'héritage de Beauvoir aujourd'hui ? Quand on voit effectivement
15:37 Simone de Beauvoir est souvent rattachée au courant universaliste qui réclame l'égalité
15:40 des droits, condamne les discriminations dont sont victimes les femmes, mais critique l'idée
15:45 d'une essence ou d'une nature féminine.
15:47 C'est ça que vous dites.
15:48 Elisabeth Bazinter pourrait en être l'incarnation aujourd'hui.
15:50 Il y a d'autres courants féministes, vous le savez.
15:53 Le féminisme différentialiste qui met au contraire en avant les spécificités féministes.
15:57 Il y a aujourd'hui le féminisme intersectionnel qui mêle le combat féministe à la lutte
16:01 d'autres formes de discrimination.
16:03 Quel regard, peut-être la question vous est posée Manon Garcia, quel regard porterait
16:08 Simone de Beauvoir sur tous ces nouveaux courants, sur les nouvelles formes du féminisme ?
16:12 Ce qui est important, c'est que la façon dont on pense Beauvoir comme universaliste
16:18 ou disons l'universalisme à la bas d'un terre est exactement le type d'universalisme
16:23 contre lequel Beauvoir a écrit.
16:26 Beauvoir, c'est une influence hégélienne, etc.
16:28 Mais elle a cette idée qu'il faut critiquer l'universalisme abstrait pour proposer un
16:33 universalisme concret.
16:34 Donc c'est très compliqué techniquement, philosophiquement, mais ça la rapproche en
16:40 fait plutôt des intersectionnels, d'un certain radicalisme de la pensée.
16:46 Et ça a fait, je pense que c'est quelque chose dont on ne parle pas assez, qu'elle
16:49 a été une des influences majeures de la pensée décoloniale.
16:53 Parce qu'en fait, c'est sa trame conceptuelle qui a profondément influencé Fanon dans
17:01 Peau Noire Masque Blanc et donc ensuite tout un mouvement de pensée décoloniale.
17:06 Et donc ça me paraît un peu réducteur de la voir comme une universaliste abstraite
17:12 parce que ça nie fondamentalement ce qu'elle essayait de faire.
17:16 Mais ce qui est sûr, c'est qu'elle n'est pas différentialiste et qu'elle ne pense
17:20 pas exactement…
17:21 Enfin là je suis en désaccord un peu avec Claudine Montaigne sur la question du fait
17:26 d'être née biologiquement femme.
17:28 C'est pas qu'elle dit que la féminité nous est imposée, c'est qu'elle essaye
17:34 de montrer qu'il faut historiciser ce que c'est que la féminité, qu'il n'y a
17:38 pas ce qu'elle appelle l'éternel féminin.
17:40 Elle dit en fait, c'est que des produits sociaux, c'est du sens qui est donné par
17:45 la société.
17:46 Et elle dit même notre corps, c'est un sens qui lui est donné par la société.
17:50 Elle dit voilà, les règles n'auraient pas le même sens si on ne trouvait pas qu'elles
17:53 étaient dégoûtantes, etc.
17:54 Et donc on ne les vivrait pas pareil.
17:56 Et donc pourquoi elle fait ça ? Parce que si vous historicisez, vous comprenez qu'on
18:01 peut changer les choses.
18:02 Et donc toute son ambition, c'est de dire il faut changer les normes de la féminité
18:06 pour qu'elle ne soit plus un tel fardeau.
18:08 Mais dans ce contexte-là, on n'est plus obligé de devenir femme de la même manière
18:14 qu'on devenait femme au 16e siècle, au 17e siècle, au 18e siècle.
18:18 Donc c'est un appel à l'émancipation fondamentalement.
18:20 Claudine Monteil ?
18:21 Oui, alors pour moi, bien sûr, Simone de Beauvoir est universaliste pour une raison
18:26 très simple, c'est que quand elle faisait des conférences au Caire devant les Égyptiens
18:31 et les Égyptiennes, sous Nasser, elle a reproché aux Égyptiens de traiter les femmes
18:38 égyptiennes de manière colonialiste.
18:40 C'est-à-dire que tout son engagement, et je comprends très bien Manon Garcia sur le
18:44 fait qu'elle a eu un engagement pour la décolonisation où elle a quand même risqué
18:49 sa vie à maintes reprises, je peux le dire, j'en ai témoigné, je l'ai vu physiquement.
18:54 Eh bien, malgré ça, elle estimait que les révolutions n'avaient pas pour autant changé
19:00 forcément les conditions des femmes, parce qu'une fois que la révolution était faite
19:04 et qu'on avait utilisé les femmes pour faire la révolution, on les renvoyait à la maison.
19:08 Elle était très déçue parce que j'allais moi-même en URSS régulièrement, j'apprenais
19:12 le russe comme lycéenne puis étudiante après.
19:16 Eh bien, nous parlions beaucoup de la condition des femmes en Russie, elle savait que c'était
19:19 une condition qui n'était pas des meilleures.
19:22 La condition des femmes dans certains pays du Maghreb et d'Afrique n'était pas non
19:26 plus exemplaire.
19:27 Donc, il y avait à la fois effectivement toute cette lutte pour la décolonisation,
19:33 pour la justice, pour l'indépendance, mais il y avait aussi quand même quelque chose
19:38 qui était radical, qui était le fait que partout, quelles que soient les religions,
19:44 quels que soient les hommes qui jouent à la décolonisation et qui sont les grands
19:48 décolonisateurs, ils étaient machos, ils opprimaient les femmes, ils continuent d'opprimer
19:53 les femmes.
19:54 - Donc pour vous, elle était universaliste ?
19:55 - Mais bien sûr qu'elle était universaliste.
19:57 - Ou Manon Garcia ne l'est pas d'accord.
19:58 - Je veux dire par là que l'universalisme de Simone de Beauvoir, je comprends ce que
20:01 veut dire Manon Garcia, je la respecte, mais en l'occurrence, l'universalisme de Simone
20:07 de Beauvoir c'est de militer tous les jours pour les droits des femmes sans jamais donner
20:11 une excuse à quiconque, même quand il a fait la révolution.
20:14 - Philippe Collin, universaliste ou intersectionnaliste Simone de Beauvoir ?
20:17 Évidemment, vous êtes rentrée dans les débats qui agitent au féminisme aujourd'hui.
20:21 - Oui, mais ce n'est pas facile toujours de juger le passé à l'aune du présent,
20:25 c'est-à-dire qu'elle appartient à un monde qui est le XXe siècle aussi, Simone
20:29 de Beauvoir, elle est dans son monde d'universalisme.
20:32 Après, quand Manon dit que peut-être aujourd'hui elle défendrait l'intersectionnel et l'écriture
20:38 inclusive, c'est fort possible puisqu'elle avait ce militantisme.
20:42 - Elle pense, mais non.
20:43 - Elle ne pense pas, elle n'est pas d'accord.
20:44 - Vous êtes argumentée, mais d'accord.
20:45 - Mais peut-être qu'il faut la replacer dans son contexte évidemment, Simone de Beauvoir,
20:48 c'est vraiment essentiel.
20:49 - On va passer au standard et donner la parole à Catherine qui nous y attend.
20:53 Bonjour, bienvenue.
20:54 - Bonjour.
20:55 - C'est sur l'écriture de Simone de Beauvoir, je crois, que vous voulez intervenir.
20:59 - Oui, j'aurais souhaité parler un tout petit peu de son œuvre littéraire.
21:04 Tous ses romans, à commencer bien sûr par "Les Mandarins", mais ensuite "La Force
21:08 de l'âge" et "La Force des choses", tous ces romans qui ont été souvent un peu décriés,
21:12 à la fois parce qu'on considérait que ce n'était qu'à l'époque, que de la littérature
21:18 autobiographique, et puis parce que j'ai entendu moi-même, son écriture était trop
21:23 sèche, cette sécheresse était même attribuée à une certaine insatisfaction sexuelle et
21:29 je reste polie.
21:30 Or en fait, d'abord, ses livres aujourd'hui et même avant, quand on les lit, constituent
21:38 des témoignages tout à fait intéressants, même si bien sûr il faut les prendre comme
21:43 ils sont d'une manière biaisée, mais aussi on se rend compte avec le recul et l'essor
21:49 de l'autofiction en littérature, qu'elle a participé justement, d'une certaine manière,
21:54 à cet essor.
21:55 Voilà.
21:56 Merci pour cette intervention.
21:59 Manon Garcia, je crois que vous souhaitiez réagir à une partie de ce qu'a dit notre
22:03 auditrice, Catherine ?
22:04 Oh non, mais je suis d'accord, c'est vrai qu'elle a beaucoup souffert d'une réception
22:12 comme ça, de dire "elle écrit ça parce que c'est sa vie, parce que si, parce que
22:17 ça", alors qu'il y avait vraiment une réflexion philosophique sur ce que peut faire la littérature,
22:24 que la philosophie ne peut pas faire.
22:25 Parce qu'au fond, toute la question pour Beauvoir, c'est de capter la vie.
22:29 Et en fait, elle montre que la philosophie, surtout quand elle est systématique, etc.,
22:33 rate quelque chose d'essentiel de la vie, de la saveur.
22:37 À un moment, elle dit "le goût de notre expérience qu'on a sur la langue".
22:44 Et je pense que c'est quelque chose qu'elle essaye de capter dans la littérature, de
22:49 nous dire ce que c'est que la vie, de nous faire ressentir ce que c'est que le goût
22:52 de la liberté.
22:53 C'est merveilleux.
22:54 Vous dites d'ailleurs, Manon Garcia, quand on a préparé l'entretien, vous nous avez
22:56 dit très clairement "on essaie de la faire passer pour la féministe mal baisée".
23:00 Elle était très très loin d'être ça.
23:02 Ah oui, alors pardon, j'ai pas osé dire ça.
23:05 Mais oui, c'est ça, c'est qu'on nous dit "oui, elle est mal baisée, de toute façon,
23:12 c'est parce que Sartre, il avait plein de conquêtes, etc."
23:15 Et en fait, ce qu'on découvre avec sa correspondance, c'est qu'elle adorait les plaisirs de la
23:22 chair.
23:23 La vérité, c'est quand même qu'elle a arrêté de coucher avec Sartre parce qu'elle
23:27 trouvait que c'était un amant catastrophique et que ça n'avait pas tellement l'air
23:31 de l'intéresser le sexe Sartre, mais plutôt la séduction et qu'elle, elle avait vraiment
23:35 envie des choses de l'amour.
23:36 Et que c'est pour ça que Bost, c'était un bien meilleur amant, que Hallgren, c'était
23:40 un amant extraordinaire, etc. et qu'elle, ce qu'elle voulait, c'était être une
23:44 femme de chair.
23:45 NICOLAS : Claudine Monteil, le mot de la fin ?
23:47 CLAUDINE MONTEIL - Oui, d'abord, je suis tout à fait d'accord avec Manon García,
23:50 c'était une femme de chair et une femme qui aimait.
23:53 Mais je voudrais rappeler simplement que quand même, elle a publié beaucoup d'ouvrages
23:58 de ses mémoires.
23:59 Il n'y a pas que les mémoires de Geneviève Ranger, je recommande vivement "La force
24:03 des choses, la force de l'âge", je recommande "Une mort très douce", qui est un livre
24:07 extraordinaire, qui l'a amené ensuite, sur la fin de vie, à écrire "La vieillesse".
24:12 Mais moi j'ai connu Simone de Beauvoir, aimante, ayant des hommes dans sa vie qu'elle aimait.
24:17 Elle a eu plusieurs amants dont on ne parle jamais.
24:20 Donc je peux vous dire que c'est vraiment une femme.
24:22 Mais elle s'en moquait.
24:23 NICOLAS - Vous avez des scoops ? Vous avez des noms ?
24:26 CLAUDINE - Oui, mais ce que je voudrais dire simplement, c'est que nous aussi, les féministes,
24:33 nous étions traitées des mêmes insultes, des mêmes critiques que Madame a très justement
24:37 notées, de la même manière.
24:40 Nous étions considérées comme des "malbaisées" entre guillemets.
24:42 Et ça faisait rire Simone de Beauvoir, parce qu'elle connaissait nos vies privées également.
24:47 Non, nous avons dévoré la vie.
24:49 Le féminisme, l'engagement féministe, c'est de dévorer la vie.
24:52 NICOLAS - Merci infiniment, merci infiniment à tous les trois.
24:55 NICOLAS - Merci à vous deux.
24:56 NICOLAS - Merci à vous deux.
24:57 NICOLAS - Merci à vous deux.
24:58 NICOLAS - Merci à vous deux.
24:59 NICOLAS - Merci à vous deux.
25:00 NICOLAS - Merci à vous deux.
25:01 NICOLAS - Merci à vous deux.
25:02 d'avoir été à ce micro ce matin.

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