Daphné Roulier reçoit Pauline Rongier, avocate et militante contre les violences faites aux femmes.
Cette jeune avocate, qui a hésité un temps entre le droit et la danse, ne dissocie pas aujourd'hui sa profession et son militantisme. Elle dresse au cours de cet entretien le bilan inquiet de dysfonctionnements sociaux et judiciaires profonds en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, à l'instar d'une utilisation quasiment inexistante des bracelets anti-rapprochement. Pauline Rongier estime que la justice organise l'impunité des auteurs de violence ainsi que la résurgence de la violence privée. Selon elle, les phénomènes de violences conjugales et de féminicides doivent inciter la justice à adopter des sanctions pénales suffisamment conséquentes. Dans cette émission, l'avocate se désole de la mise en place des cours criminelles départementales, créées pour aider les Cours d'assises, qui diminuerait l'apparente gravité de certaines infractions sexuelles. Elle dénonce également une disparition de la parole de l'enfant dans les dossiers de dénonciation de situations d'inceste par la mère, interprétés à tort par les juges comme de simples conflits parentaux.
Elle appelle de ses voeux la création en France d'une juridiction spécialisée, composée de magistrats formés sur la question des violences faites aux femmes, qui permettrait d'unifier les situations de violence des justiciables. Pauline Rongier est également favorable à l'entrée de la notion de féminicide dans le code pénal, dès lors que « le meurtre sur conjoint ne représente pas tout le processus d'emprise qui conduit au meurtre ».
La justice, son sens, son essence et sa pratique sont sans cesse discutés et débattus. Loin de l'image figée d'une statue, notre époque montre que l'interprétation de la justice est mouvante et qu'elle doit parfois être elle-même protégée.
Daphné Roulier reçoit des ténors et des « ténoras » : des avocats de grands faits divers ou de grandes causes qui ont consacré leur carrière et leur vie à défendre, qui ont « La défense dans la peau » : Marie Dosé, Serge Klarsfeld, Henri Leclerc, Julia Minkowski, Thierry Moser, Hervé Temime..
Quelle conception ont-ils de leur rôle ? Quel rapport ont-ils avec leurs clients et leur conscience ? Quelles affaires ont marqué leur vie ?
Quelle est la place des femmes pénalistes aujourd'hui ? Que pensent-ils des polémiques autour de la prescription et de la présomption d'innocence ?
Dans « Les Grands Entretiens » ces champions de l'art oratoire nous livrent leur idée du droit et de la justice et de la société qu'ils impliquent.
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Cette jeune avocate, qui a hésité un temps entre le droit et la danse, ne dissocie pas aujourd'hui sa profession et son militantisme. Elle dresse au cours de cet entretien le bilan inquiet de dysfonctionnements sociaux et judiciaires profonds en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, à l'instar d'une utilisation quasiment inexistante des bracelets anti-rapprochement. Pauline Rongier estime que la justice organise l'impunité des auteurs de violence ainsi que la résurgence de la violence privée. Selon elle, les phénomènes de violences conjugales et de féminicides doivent inciter la justice à adopter des sanctions pénales suffisamment conséquentes. Dans cette émission, l'avocate se désole de la mise en place des cours criminelles départementales, créées pour aider les Cours d'assises, qui diminuerait l'apparente gravité de certaines infractions sexuelles. Elle dénonce également une disparition de la parole de l'enfant dans les dossiers de dénonciation de situations d'inceste par la mère, interprétés à tort par les juges comme de simples conflits parentaux.
Elle appelle de ses voeux la création en France d'une juridiction spécialisée, composée de magistrats formés sur la question des violences faites aux femmes, qui permettrait d'unifier les situations de violence des justiciables. Pauline Rongier est également favorable à l'entrée de la notion de féminicide dans le code pénal, dès lors que « le meurtre sur conjoint ne représente pas tout le processus d'emprise qui conduit au meurtre ».
La justice, son sens, son essence et sa pratique sont sans cesse discutés et débattus. Loin de l'image figée d'une statue, notre époque montre que l'interprétation de la justice est mouvante et qu'elle doit parfois être elle-même protégée.
Daphné Roulier reçoit des ténors et des « ténoras » : des avocats de grands faits divers ou de grandes causes qui ont consacré leur carrière et leur vie à défendre, qui ont « La défense dans la peau » : Marie Dosé, Serge Klarsfeld, Henri Leclerc, Julia Minkowski, Thierry Moser, Hervé Temime..
Quelle conception ont-ils de leur rôle ? Quel rapport ont-ils avec leurs clients et leur conscience ? Quelles affaires ont marqué leur vie ?
Quelle est la place des femmes pénalistes aujourd'hui ? Que pensent-ils des polémiques autour de la prescription et de la présomption d'innocence ?
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00:00 [Musique]
00:18 - Si vous vous mariez, vous battrez votre femme ?
00:20 - Si elle en a envie, oui.
00:22 - Il y a des femmes qui aiment ça par...
00:24 Je ne sais pas, par habitude peut-être.
00:26 Il y en a qui aiment être battus.
00:28 - Il y en a qui n'aiment pas.
00:30 - Il y en a qui ne sont pas battus parce qu'elles n'ont pas besoin d'être battues.
00:32 Mais je sais qu'il y a des femmes qui se font battre.
00:34 Et si je vous disais que moi je bats ma femme, pour qu'elle soit plus gentille,
00:38 et plus amoureuse de moi, qu'est-ce que vous en pensez ?
00:41 - Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?
00:43 - J'en pensais que si mettons...
00:45 Moi si je veux taper ma femme, je suis sûr qu'elle fera mieux l'amour.
00:48 - Quand le dialogue n'est pas possible,
00:50 j'ai vu quelques dessins humoristiques avec "Entrez-vous ça bien dans la tête".
00:54 Vous savez, c'est un dessin avec un marteau.
00:56 Alors à certaines femmes, il faut leur faire rentrer à coups de poing.
01:00 - Oui, on est au courant qu'il y a des femmes battues en France.
01:04 - Qu'est-ce que vous en pensez ?
01:06 - Je pense que c'est ce qu'il faut s'attendre des relations entre les êtres humains.
01:12 - Voilà une archive de Lina datant de 1975 qui fait penser à cette blague pour le moins peu heureuse.
01:19 "Bats ta femme si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le saura".
01:22 C'est le résultat de millénaires de domination masculine, Pauline Rongier.
01:27 - Oui, c'est assez révoltant.
01:29 Malheureusement, en fait, ce que là on entend,
01:32 je sens que ça irradie encore la société et puis les procès.
01:37 Parce qu'il y a encore aujourd'hui des auteurs de violences qui comparaissent
01:42 et puis qui expliquent que finalement c'est de sa faute.
01:45 - Alors oui, justement, c'est la faute des femmes.
01:47 Pour sa nouvelle enquête immersive,
01:49 le journaliste Mathieu Palin prépare pendant quatre ans à des groupes de paroles
01:52 d'hommes condamnés pour violences conjugales.
01:54 Et ce qui l'a frappé, c'est le déni de ces hommes qui se sentent finalement victimes de leur femme
01:59 et non l'inverse, comme si cette violence, au fond, elle allait de soi.
02:04 - Oui, il y a quelque chose de très ancré.
02:07 - De très enraciné.
02:08 - Et effectivement, ces stages de responsabilisation, de réflexion sur les violences,
02:14 je ne suis pas sûre que ça permette une réelle réflexion.
02:19 Et je crois qu'en réalité, ils s'entretiennent aussi beaucoup dans des idées patriarcales.
02:25 Et puis bien souvent, c'est aussi une mesure qui est prononcée
02:30 alors qu'il y a eu des violences quand même assez graves, parfois.
02:35 Et finalement, cette réponse insuffisante au niveau pénal,
02:40 elle participe de créer un sentiment d'impunité
02:45 et de banalisation des violences qu'ils ont pu commettre.
02:48 - Ce que vous me dites, c'est que finalement, la réponse pénale,
02:51 aujourd'hui, elle est inadaptée en France.
02:53 - Oui. Je ne suis pas, de manière générale, pour une politique pénale dure, très répressive.
02:59 Mais je pense que là, le phénomène de violence auquel on assiste, de féminicide,
03:04 doit la conduire la justice à adopter des sanctions pénales suffisamment conséquentes.
03:11 Quand un juge reconnaît la culpabilité d'un homme pour des violences d'une gravité importante,
03:18 il ne peut pas y avoir du sursis, un sursis probatoire.
03:22 C'est insuffisant. Je pense qu'effectivement, ça envoie un message qui est...
03:28 - Incitatif.
03:29 - Incitatif et qui minimise l'atteinte à cette valeur sociale qui est l'intégrité du corps d'autrui,
03:37 des femmes, leur intégrité physique et psychique.
03:40 De, à la fois, envoyer en prison un dealer de cheat de 20 ans,
03:46 mais de donner du sursis à un homme qui est reconnu coupable de violences sur sa femme pendant 3 ans.
03:51 - Alors, Pauline Rongier, vous êtes jeune avocate, ça fait 10 ans que vous exercez.
03:55 Vous avez fait du combat contre les violences faites aux femmes, votre combat.
04:00 C'est même devenu le coeur de votre métier.
04:02 Vous prêtez votre voix aux femmes et aux familles victimes de violences.
04:06 Avocate et militante féministe, c'est indissociable, d'après vous, aujourd'hui ?
04:10 - En moi, c'est indissociable.
04:12 C'est-à-dire qu'effectivement, je les défends comme je me défendrais moi-même.
04:19 Je porte leur voix et en même temps, c'est ma propre indignation aussi
04:23 face à tous les dysfonctionnements sociaux et judiciaires que je constate.
04:29 - Comme votre consoeur Anne Bouillon,
04:31 diriez-vous que ce métier est bien plus qu'une profession, c'est une identité ?
04:35 - Ah oui, c'est complètement une identité, oui, tout à fait.
04:39 Je me sens une avocate, oui, tous les jours, dès qu'on me réveille le matin.
04:45 - Donc vous avez renoncé à défendre les auteurs de violences sexuelles ?
04:49 - Alors, ça ne se présente plus, déjà.
04:51 Mais effectivement, ça m'est apparu à un moment donné
04:55 complètement en incohérence contre mouvement, quoi,
05:01 par rapport à la direction dans laquelle je suis.
05:04 Je suis quelqu'un de très entier, déjà,
05:07 donc je crois que tout le monde peut avoir une défense.
05:11 Et il y a plusieurs années, j'ai défendu avec conviction
05:15 des prévenus ou des accusés.
05:19 Et aujourd'hui, non, mon combat n'est pas là.
05:22 Et je conçois l'exercice de mon métier comme un mouvement
05:26 pour oeuvrer dans une cause, dans une direction cohérente, en fait.
05:30 Et donc je m'en écarte pas, pour l'instant.
05:33 C'est ça qui m'anime, vraiment.
05:36 Il y a trop de choses qui ne vont pas, en fait,
05:38 pour que je change là de chemin, maintenant.
05:40 Peut-être que ce sera le cas un jour.
05:42 -Les violences conjugales concernent plus de 220 000 femmes
05:45 chaque année en France.
05:47 Quel bilan peut-on tirer, 3 ans et demi après le Grenelle,
05:51 contre les violences faites aux femmes ?
05:53 -Alors, on en parle beaucoup plus, et ça, c'est bien.
05:58 On en parle dans la presse, sur les plateaux.
06:04 On sent qu'au niveau de la société,
06:08 les gens sont de plus en plus sensibles.
06:10 Je vois qu'il y a de plus en plus de gens
06:12 qui vont, par exemple, alerter la police
06:14 s'ils entendent leur voisin hurler.
06:16 Maintenant, c'est encore dysfonctionnel
06:19 dans les commissariats, dans les tribunaux, dans les juridictions.
06:23 Alors, parfois, ça se passe très bien.
06:25 Je veux pas dire que rien ne va,
06:27 mais c'est encore très insuffisant.
06:29 -Justement, on va parler des insuffisances.
06:32 Le bracelet anti-rapprochement destiné à éloigner
06:34 les conjoints ou ex-conjoints de la victime
06:36 était l'une des grandes promesses de ce Grenelle.
06:38 En 2021, le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti,
06:41 regrettait que les juges n'utilisent que très partiellement cet outil.
06:45 Comment expliquez-vous ça ? Où ça coince ?
06:47 Sa mise en place est fastidieuse ?
06:49 -Je crois qu'il y a beaucoup de choses.
06:51 Au niveau technique, déjà, pour des raisons
06:55 un peu d'organisation de l'espace géographique,
06:57 c'est souvent compliqué, parce que le bracelet...
07:01 Enfin, le téléphone se mettrait à sonner.
07:03 Dès que le porteur du bracelet passe à proximité,
07:07 mais quand c'est en région parisienne,
07:10 il suffit qu'il prenne le périph' et qu'il y ait un endroit du périph'.
07:14 Ça coïncide avec l'arrondissement de la victime
07:16 où il n'a pas le droit d'aller.
07:18 Ça y est, ça sonne. Il y a cette difficulté-là.
07:22 -L'homme violent serait alerté que sa victime vit...
07:25 -En plus, ça lui permet, finalement,
07:28 de localiser la victime.
07:31 Ensuite, les magistrats ont une grande réticence à le mettre en place.
07:35 -Il y a 1000 bracelets en circulation aujourd'hui.
07:38 4,6, je crois, utilisés.
07:41 -Oui. -C'est dérisoire.
07:43 -C'est dérisoire. Je pense que c'est dans des cas
07:45 où il aurait certainement fallu de la détention.
07:48 Le bracelet, je crois qu'il a été mis en place
07:51 pas pour permettre à des hommes très dangereux
07:55 de ne pas aller en détention,
07:57 mais pour que des hommes qu'on n'aurait pas mis en détention
08:01 puissent être surveillés et la victime protégée.
08:06 -Pourquoi les juges ont-ils des réticences à utiliser cet outil ?
08:09 Qui est à leur disposition ?
08:11 -Je pense que c'est une difficulté
08:13 de porter atteinte à la liberté d'allier et venir
08:17 d'un individu qui, finalement, n'est coupable que d'avoir...
08:22 Ou soupçonné, en tout cas, que d'avoir violenté sa femme.
08:25 Je crois qu'il y a vraiment, quand même, dans les esprits,
08:28 l'idée que...
08:30 L'idée que l'auteur des violences,
08:33 il va être dangereux pour une femme,
08:36 mais pas à l'échelle sociale,
08:38 et que, finalement, une fois que la justice s'en est mêlée,
08:41 qu'il a compris la leçon...
08:43 Je pense qu'il y a aussi beaucoup cette idée,
08:45 qui est complètement fausse, puisqu'on voit qu'ils y reviennent,
08:48 et que c'est au contraire des infractions
08:50 qui se répètent beaucoup.
08:52 Je ne sais pas pourquoi expliquer pourquoi il n'y en a pas plus.
08:55 C'est vrai que nous, même, on renonce un peu à le demander
08:58 parce que c'est jamais mis en place.
09:00 -Oui.
09:01 Et l'ordonnance de mise en place est compliquée, judiciairement ?
09:05 -Oui, alors, au civil, il faut l'accord...
09:08 -Du porteur du bracelet. -Du porteur de bracelet, voilà.
09:11 -Oui. -Oui. Et puis...
09:13 -Ce qui a l'air d'être, intuitivement, une aberration, non ?
09:17 -Euh... Oui, oui.
09:19 Après, s'il refuse, ça peut basculer, du coup,
09:22 sur une procédure pénale.
09:24 Enfin, le procureur peut saisir le juge pénal
09:27 pour que ce soit prononcé au pénal.
09:29 Mais effectivement, j'en ai jamais vu qui accepte.
09:32 Moi, je le propose souvent en ordonnance de protection,
09:35 de mettre en place ce bracelet.
09:37 Effectivement, non, j'ai jamais vu un porteur de bracelet
09:40 qui se soumet et qui accepte cette mesure.
09:43 Et effectivement, on peut le comprendre,
09:45 c'est aberrant comme condition.
09:47 -Le gouvernement Macron a fait de la lutte
09:49 contre les violences faites aux femmes
09:51 la grande cause du quinquennat.
09:53 Or, ces violences ne cessent d'augmenter.
09:55 Plus 21 % en 2021,
09:57 plus 73 % de signalements pour viol conjugal
10:00 entre 2020 et 2021.
10:02 Le convitement est certes passé par là.
10:04 Plus inquiétant encore, 80 % des plaintes
10:06 pour violences conjugales ont été classées sans suite
10:09 entre 2015 et 2016.
10:11 Qu'est-ce que ces chiffres disent de la société en général
10:14 et de la justice en particulier ?
10:16 -Alors, je pense qu'il y a eu beaucoup plus de plaintes,
10:20 et ça, c'est quand même une bonne chose,
10:23 mais la réponse pénale n'est pas là.
10:26 Et c'est très inquiétant,
10:28 parce qu'on va avoir un mouvement de balancier inverse
10:31 avec des victimes qui n'osent plus porter plainte.
10:34 J'ai l'impression d'assister un peu à ça
10:37 depuis le Grenelle, depuis MeToo.
10:39 Il y a eu beaucoup de victimes qui ont décidé de porter plainte,
10:43 et puis, finalement, l'issue pénale,
10:46 la difficulté de la procédure,
10:48 fait qu'aujourd'hui, les victimes se découragent entre elles
10:52 et se disent que ça ne vaut pas le coup,
10:54 et on assiste à un petit mouvement de balancier inverse.
10:57 -En fait, ce que vous me dites,
10:59 c'est que la justice est en train d'organiser
11:02 l'impunité judiciaire des auteurs.
11:04 -La justice organise à la fois l'impunité judiciaire des auteurs
11:08 et en même temps une forme de résurgence de la vengeance privée.
11:12 J'entends maintenant beaucoup de victimes
11:15 ou de personnes de leur entourage
11:17 qui disent qu'il faut qu'on règle nos comptes nous-mêmes.
11:21 -C'est la fameuse phrase d'Adèle Haenel,
11:24 "La justice nous ignore, on ignore la justice."
11:27 -Oui, c'est exactement ça.
11:29 Et puis, troisième conséquence, c'est le tribunal médiatique.
11:33 Evidemment, qu'est-ce que font les victimes ou même les avocats ?
11:37 On en parle ailleurs que dans les tribunaux.
11:40 On voit que ça n'avance pas dans les tribunaux.
11:43 Donc, la justice organise elle-même
11:46 la désertion des palais et des tribunaux par les victimes.
11:50 -La seule façon, finalement, de sortir de l'arène judiciaire,
11:54 en tout cas, de faire vivre une affaire,
11:57 c'est de la jeter en pâture dans les médias,
12:00 de faire d'un cas particulier un étendard ?
12:03 Ce que font très bien les anglo-saxons.
12:06 -Je crois que sur certaines affaires,
12:09 c'est un peu primordial.
12:11 On peut pas se taire et se soumettre
12:14 au silence imposé par une juridiction
12:17 qui ne veut pas agir.
12:19 On ne peut pas.
12:21 C'est des injustices trop profondes.
12:24 Et on doit les dire pour faire changer les choses,
12:27 pour que les gens le sachent, pour que ça ne se reproduise pas,
12:31 pour ne pas rester soumis à un monde judiciaire
12:34 qui ignore les femmes.
12:36 -Comment expliquez-vous que le monde judiciaire ignore les femmes ?
12:40 -Encore une fois, je généralise, mais c'est pas du tout toujours le cas.
12:45 Mais je sais pas.
12:47 Je cherche les raisons, tous les jours,
12:50 de pourquoi on en est là,
12:52 de pourquoi une femme qui porte plainte,
12:55 on va lui répondre comme si elle mentait
12:58 ou lui raccrocher au nez alors qu'elle est sur le point
13:01 de se faire tabasser.
13:03 C'est une procédure.
13:05 Et je ne me l'explique pas.
13:07 Je crois qu'il y a quelque chose de très profondément ancré.
13:11 Et puis, même aujourd'hui,
13:13 même s'il y a eu toute cette prise de conscience sociale,
13:17 justement, il y a beaucoup d'acteurs judiciaires
13:21 qui ont cette impression que ça y est, maintenant,
13:25 c'est devenu la mode de porter plainte,
13:28 et puis qu'ils ne prennent plus ça au sérieux.
13:32 -L'avocate Gisèle Elimi se demandait déjà, en 1978,
13:36 si tous les crimes sont sanctionnés,
13:38 le viol peut-il seul ne pas l'être, ou l'être moins,
13:41 ou l'être autrement ?
13:43 Au regard du très faible taux de condamnation
13:46 en matière de violence sexuelle, de l'ordre de 1 %,
13:49 on se dit que cette réflexion est toujours d'actualité.
13:52 -Complètement d'actualité.
13:54 Surtout avec la mise en place des cours criminels,
13:57 où les viols ne seraient plus jugés dans les cours d'assises
14:01 que dans les autres crimes.
14:03 -Votre conseur, Laura Enisch,
14:05 dit que c'est une violence supplémentaire fato-femme.
14:08 -Oui, tout à fait, ça envoie un message,
14:11 oui, que ce ne sont pas des infractions
14:13 aussi graves que d'autres, et puis, en plus,
14:16 on veut leur faire croire que c'est dans leur intérêt,
14:19 que c'est pour éviter un procès difficile,
14:22 alors qu'en réalité, chaque procès d'assises
14:25 dans lequel j'ai défendu une victime de viol,
14:28 je me suis rendue compte qu'au contraire,
14:31 la présence des jurés, elle était assez forte...
14:35 -Et nécessaire. -Et un peu salvatrice.
14:38 On sentait que là où les magistrats
14:41 peuvent parfois être un peu déconnectés
14:44 de la société civile, les jurés sont souvent là,
14:47 au contraire, pour remettre du bon sens.
14:50 Donc je trouve ça assez regrettable pour tout le monde,
14:54 pour la victime, pour l'accusé.
14:56 C'est une belle justice, la cour d'assises.
14:59 -J'aimerais vous faire réagir sur une décision de justice
15:02 qui m'a beaucoup marquée.
15:04 Le 12 novembre 2020, la Haute Cour a écarté
15:07 la qualification de viol dans une affaire d'inceste
15:10 par cunnilingus au motif que la pénétration
15:13 n'aurait pas été suffisamment intense, profonde et longue.
15:16 Comment est-ce possible ?
15:18 -Première réaction, c'est de me dire
15:21 que ce n'est pas dans la loi, en fait.
15:24 Les juges vont faire une distinction et poser des critères
15:27 qui ne sont absolument pas légaux,
15:30 qui ne sont pas dans les conditions
15:32 pour que l'infraction soit constituée.
15:34 Donc ça, déjà, c'est grave.
15:36 Et puis ensuite, c'est envoyer un message
15:40 complètement aberrant.
15:42 Une victime devrait maintenant justifier
15:45 d'une profondeur suffisante pour dire qu'elle a été violée,
15:48 d'un temps suffisamment long, enfin...
15:51 Et en fait, même si cette décision,
15:54 beaucoup d'acteurs du monde judiciaire
15:57 savent et ont reconnu que c'était quelque chose
16:00 qu'il fallait un peu laisser de côté,
16:03 mais on sent que ça infiltre quand même pas mal
16:06 les mentalités, parce qu'on se retrouve en audience
16:09 quand même avec des questions,
16:11 même en audition au commissariat,
16:13 avec des questions comme "mais il y a eu combien de va-et-vient ?
16:17 "Il y a eu combien de pénétrations ?
16:20 "Est-ce que c'était rentré en entier ou un petit peu ?"
16:23 -Est-ce que ça pose la question de la hiérarchisation des viols ?
16:27 Ce genre de décision de justice.
16:29 -Oui, aussi.
16:30 Alors, ça me fait penser aussi à une audience de cours d'assises
16:34 où le parquet a requis une peine moins lourde
16:38 que ce qu'il l'aurait fait,
16:40 parce que c'était une pénétration seulement digitale.
16:43 Là aussi, on voit apparaître une hiérarchisation
16:46 qui n'a pas lieu d'être, en fait.
16:49 Là où la loi ne distingue pas, il n'y a pas lieu de distinguer.
16:53 Si la loi ne distingue pas, c'est bien que toute pénétration
16:57 en elle-même est une infraction, est un crime,
17:00 est un viol et est un traumatisme.
17:02 -En Espagne, pour mieux gérer l'afflux des affaires
17:05 de violences conjugales dans les tribunaux,
17:08 on a créé des juridictions spécialisées.
17:11 Est-ce qu'on devrait s'en inspirer ?
17:13 -Complètement.
17:14 Je pense qu'il faut des juridictions spécialisées,
17:17 à la fois pour avoir des magistrats
17:19 complètement formés, spécialisés sur cette question,
17:23 qui est quand même une spécialité en soi, en fait.
17:28 Et puis aussi pour unifier parfois les procédures.
17:34 Et là, je pense aux femmes victimes de violences conjugales
17:38 qui ont malheureusement des enfants
17:40 avec l'auteur des violences
17:42 et qui se retrouvent complètement en difficulté
17:47 dans de multiples procédures sans aucune cohérence entre elles,
17:51 devant le juge des enfants, le juge des affaires familiales,
17:54 le juge pénal, et en fait, voilà...
17:56 On ne peut pas, aujourd'hui, je crois,
17:59 reconnaître la culpabilité d'un auteur de violences conjugales,
18:03 en même temps le laisser dans une coparentalité
18:07 en faisant comme si de rien n'était
18:09 et qu'il n'y avait pas eu de violence avec son ancienne victime.
18:12 Et puis prétendre que le lien avec l'enfant
18:15 est absolument nécessaire,
18:17 même si ce père a été violent avec la mère,
18:20 mais finalement, ça ne concernerait pas l'enfant.
18:22 Tout ça est absurde, quoi.
18:24 Je pense que oui, ce serait nécessaire
18:26 d'avoir des juridictions spécialisées
18:28 et unifiées sur les situations de violence.
18:31 -Vous êtes l'avocate de Pauline Bourgoin,
18:33 cette mère qui dénonçait le placement en famille d'accueil
18:36 sur fond de violences conjugales et d'inceste,
18:39 et de viols, en tout cas sur mineurs.
18:41 En quoi cette affaire est-elle emblématique, d'après vous ?
18:44 -Alors, parce qu'il y en a des dizaines,
18:48 des centaines, des milliers derrière.
18:50 -Vous me disiez que vous aviez 20 cas comme ça de dossiers.
18:54 -Là, j'ai une bonne vingtaine, oui, de dossiers
18:57 avec des dénonciations d'inceste de la mère
19:01 qui essaie de protéger son enfant,
19:03 qui est face à des injonctions contradictoires,
19:06 parce qu'il y a l'injonction légale de protéger son enfant,
19:09 et puis une forme d'injonction judiciaire
19:11 de surtout maintenir le lien avec le père,
19:14 et donc qui sont dans cette difficulté,
19:17 qui se voient, après un temps plus ou moins long,
19:20 ça dépend des affaires, finalement,
19:22 complètement coupées de leurs enfants,
19:25 soit parce que l'enfant est placé à l'ASE,
19:28 soit parce qu'il y a un transfert de garde
19:30 qui est prononcé au bénéfice du père
19:32 que pourtant l'enfant a dénoncé, et la mère derrière.
19:35 -Vous considérez que depuis le procès d'Outreau,
19:38 la parole des enfants est peu prise en compte ?
19:41 -Oui, le procès d'Outreau a fait beaucoup de mal
19:44 à la parole des enfants, ce que je ne comprends pas,
19:47 parce que les enfants avaient quand même subi
19:50 des violences sexuelles,
19:52 et ils ont pas non plus inventé quelque chose.
19:55 Et effectivement, on voit aujourd'hui
19:58 qu'il faut mettre une distance avec la parole des enfants,
20:02 et c'est à un point tel que l'enfant,
20:05 il n'existe plus, là, aujourd'hui.
20:07 C'est-à-dire que souvent, ces affaires,
20:09 elles se terminent, pour les juges,
20:11 en conflit parental.
20:13 Ils considèrent que c'est la parole du père
20:16 contre la parole de la mère,
20:18 en oubliant complètement l'enfant.
20:20 L'enfant qui parle, qui dénonce quelque chose,
20:23 qui a des symptômes, qui se remet à faire pipi au lit
20:26 de son enfant, qui tremble quand on le déshabille,
20:30 qui a des pertes de cheveux,
20:32 enfin, qui a plein de symptômes terribles.
20:35 -Parfois, beaucoup plus graves ?
20:37 -On voit que c'est une enfance complètement saccagée.
20:40 -Merci. -Et ça, voilà, c'est...
20:42 -Vous me dites parfois, avec des symptômes plus graves,
20:45 dans un de vos dossiers, vous aviez...
20:48 -Oui, avec des symptômes, effectivement,
20:51 dans un de mes dossiers, il y a même un hymène
20:54 perforé chez une petite fille de 4 ans,
20:57 dans un autre dossier, des traces de sperme
21:00 sur un body de bébé. -Ca a été classé sans suite.
21:03 -Ca s'est classé sans suite, et puis, on les juge
21:06 par du principe que la mère manipule l'enfant.
21:09 -A propos de la présomption d'innocence,
21:11 Jacqueline Lafonc, qui était à votre place,
21:14 s'inquiétait de voir le principe de cette présomption
21:17 "Fondement de notre démocratie"
21:19 foulée au pied par le tribunal médiatique.
21:21 Vous lui donnez raison ?
21:23 -Je lui donne raison sur le fait que c'est le fondement
21:26 de notre démocratie, le principe de présomption d'innocence.
21:29 Ca, effectivement. Maintenant, je pense que...
21:33 Je pense que c'est quand même un principe de preuve,
21:37 c'est un principe de preuve dans le cadre du procès pénal,
21:41 mais ça ne doit jamais empêcher une victime
21:44 de dénoncer, de dire ce qu'elle a pu vivre,
21:48 à qui elle veut, en fait.
21:50 Et je crois pas que ça porte atteinte
21:53 à la présomption d'innocence.
21:55 Il y a ensuite des procédures pour ça,
21:57 il y a la possibilité de porter plainte en diffamation
22:01 pour faire valoir, justement, ses droits.
22:04 -Vous savez bien que le bruit médiatique
22:06 vaut condamnation sociale.
22:08 -Je crois que si...
22:11 Que pour faire respecter de manière...
22:14 absolue et correcte la présomption d'innocence,
22:18 je pense qu'il faut aussi respecter davantage
22:21 les victimes, leurs paroles,
22:23 et leur permettre d'accéder à des procès équitables.
22:27 Je pense, là encore, à Khadija,
22:30 Khadija, la combattante, qui est une de mes clientes,
22:33 qui a été victime de viol et qui a porté plainte,
22:36 et à l'issue d'une instruction de trois ans,
22:39 la cour d'assises ne l'a pas convoquée.
22:41 Et l'auteur a été condamné pour des violences,
22:45 mais il a été acquitté sur l'effet de viol.
22:48 La justice l'a fermé la porte à Khadija.
22:51 Je crois que là aussi, c'est emblématique.
22:54 Là, on arrive sur une affaire
22:56 où on est dans le non-respect des droits de la victime
22:59 de la manière la plus absolue,
23:01 puisqu'elle n'est même pas convoquée à son procès.
23:04 Mais ça, c'est...
23:06 Ce manquement, en fait, aux droits des victimes,
23:09 on le voit tous les jours, dans tous les procès.
23:12 Donc, voilà, je...
23:15 Je crois que pour...
23:17 C'est toujours une question d'équilibre,
23:19 que pour que la présomption d'innocence soit forte,
23:22 il faut aussi que le respect des droits des victimes soit fort.
23:26 Et aujourd'hui, c'est pas ce qu'on a.
23:28 -Comment concilier à la fois le respect de la présomption d'innocence,
23:32 la prescription et la soif légitime de justice ?
23:35 Par exemple, des victimes de violences sexuelles
23:38 qui ont vu les faits prescrits
23:40 ou des dossiers classés sans suite, comment on fait tant ?
23:44 -Oui, je pense que la présomption d'innocence,
23:47 c'est un principe absolu
23:49 qui s'exprime dans le cadre du procès,
23:52 qu'à partir du moment où on n'ouvre pas le procès,
23:55 on ne permet pas à la présomption d'innocence d'être respectée.
23:59 -Mais y a pas toujours procès.
24:01 -Justement, la question...
24:03 -Si les faits sont prescrits, y a pas de problème matériel.
24:07 -Ca permet pas à la présomption d'innocence de s'exprimer.
24:11 La prescription, c'est pareil.
24:13 On en fait un grand principe.
24:15 Je peine, en fait, à voir aujourd'hui pourquoi y a besoin
24:19 qu'il y ait une prescription systématique de ces infractions.
24:24 Je vois pas l'intérêt de la prescription, vraiment.
24:27 J'y réfléchis. -Marie Dozet explique ça très bien.
24:30 -Oui. Alors, y a cette idée du droit à l'oubli.
24:34 Je crois pas que ce soit un droit qui prime sur le droit à un procès.
24:40 Voilà. C'est mon avis.
24:42 Ensuite, y a l'idée du dépérissement des preuves.
24:45 Ca, moi, j'ai pu constater dans ma pratique
24:48 qu'il y a parfois des faits de viols qui sont dénoncés
24:53 où on n'arrive à avoir aucune preuve,
24:55 alors que c'était il y a une semaine,
24:57 et d'autres faits, c'était il y a 25 ans,
24:59 et les preuves, on arrive à les réunir.
25:01 Il ne reste pour moi, dans cette idée de la prescription,
25:04 qu'une forme de sanction du manque de diligence de la victime.
25:12 Et donc, en cela, je suis pas sûre que ce soit quelque chose
25:17 qui mérite d'être maintenu, en tout cas,
25:19 parce que mon avis n'est pas si tranché,
25:22 je pense que c'est un débat justifié,
25:24 celui de la prescription et de son opportunité.
25:28 -Pauline Rongier, vous avez failli être danseuse,
25:31 vous avez donc beaucoup travaillé sur le corps,
25:33 et aujourd'hui, vous défendez le corps des femmes.
25:35 Faut-il y voir un lien ?
25:37 -J'y ai jamais vraiment réfléchi.
25:40 Tout ce que je sais, c'est que là, d'être dans la lumière,
25:44 comme ça, ça me rappelle beaucoup, beaucoup la scène.
25:46 Peut-être. Je crois que le lien,
25:49 il est beaucoup à faire dans une forme de sensibilité
25:56 très forte que j'ai besoin de mettre au service
26:01 de quelque chose d'assez fort.
26:05 Ça a pu être la danse, l'art,
26:08 avec l'interprétation, la création,
26:10 et aujourd'hui, d'être dans un combat, en fait,
26:14 qui dépasse mon quotidien, ma vie, mon être, mon corps aussi.
26:21 C'est mon énergie personnelle, quoi.
26:24 C'est peut-être là aussi qu'il y a un lien.
26:28 -J'aimerais, et ce sera la conclusion,
26:30 certains plaident pour faire entrer le terme "féminicide"
26:33 dans le code pénal. Vous y êtes favorable ?
26:35 -Oui, j'y suis complètement favorable,
26:37 parce que j'y vois un sens fort,
26:40 dans la mesure où un féminicide, c'est un meurtre ou un assassinat
26:44 qui arrive au terme de tout un processus,
26:47 et je trouve que le terme de "meurtre sur conjoint"
26:51 ne représente pas tout ce processus d'emprise
26:55 qui conduit au féminicide.
26:57 -Merci. -Merci à vous.
27:00 -Merci.
27:01 ...