• l’année dernière
"Aujourd’hui, on parle de plus en plus, on se parle de moins en moins."

BRUT PHILO. Réseaux sociaux, manque d’écoute... Le philosophe Gérald Garutti raconte la dégradation de la parole qui traverse selon lui notre société. Et dresse des pistes pour que les êtres humains se parlent un peu mieux entre eux.

Category

🗞
News
Transcription
00:00 Aujourd'hui, à mon avis, on parle de plus en plus, on se parle de moins en moins.
00:04 En fait, il s'agit d'émettre.
00:05 Émettre son message, émettre son post, son tweet, sa punchline.
00:10 Punch, ça veut dire cogner.
00:11 C'est-à-dire, il s'agit littéralement d'impacter l'autre.
00:14 Donc, pour moi, tout l'enjeu, c'est comment on fait en sorte de se parler davantage.
00:20 Et le "se" est aussi important que le parler.
00:22 Comment vous percevez les réseaux sociaux dans cette dégradation de la parole ?
00:28 Vous savez, avec le nucléaire, on peut fabriquer de l'électricité ou construire des bombes.
00:34 Avec un couteau, on peut découper de la viande pour se nourrir
00:37 ou on peut transpercer le ventre de son voisin.
00:39 Donc, les outils, en eux-mêmes, ont tendance à être neutres.
00:44 La question, c'est qu'est-ce qu'on fait de cet outil-là ?
00:46 Il ne faut pas avoir un discours binaire ou manichéen.
00:50 Un discours qui serait complètement tranché avec le mal, et c'est les réseaux sociaux.
00:56 De même que le bien n'est pas des réseaux sociaux non plus.
00:59 Pour moi, c'est un catalyseur, c'est un outil.
01:02 Et donc, ça accentue des phénomènes humains qui sont beaucoup plus profonds, beaucoup plus anciens.
01:07 La logique de l'individualisation, de l'individualisme même, remonte à très longtemps.
01:13 On peut la faire remonter à la Renaissance, on peut la faire remonter au libéralisme,
01:19 on peut la faire remonter au développement, à l'explosion du capitalisme au 19e et 20e siècle.
01:24 On peut la faire, évidemment, remonter de façon encore plus aiguë
01:28 au fait que désormais, on est sur des modèles où chacun va se faire son propre univers.
01:32 Il se fabrique son univers, il se fabrique ses sources d'informations.
01:37 C'est terminé le journal à la grand-papa,
01:40 où tout le monde se retrouve avec 30 millions de personnes autour du même écran.
01:43 Donc, l'espace commun, cet espace-là n'existe plus.
01:46 Chacun est dans son monde, littéralement.
01:50 Et je pense que ça a tendance à, en plus, enfermer dans l'idée que
02:01 ce qui n'est pas comme moi, ou n'existe pas, ou n'a pas le droit d'exister,
02:06 voire est une menace pour moi.
02:07 La grande illusion, c'est que tout est possible à distance.
02:12 C'est qu'on peut tout faire en visio, qu'on peut tout traiter par les réseaux sociaux,
02:17 qu'en envoyant par mail, par boucle WhatsApp, on va pouvoir tout résoudre.
02:22 L'humanité est incarnée.
02:24 L'humanité, ce sont des êtres de chair, d'os.
02:28 Les réseaux sociaux, c'est aussi une dimension d'horizontalité.
02:31 Les réseaux sociaux remettent en cause des positions acquises
02:35 dans la possession de la parole, dans l'émission de la parole,
02:37 et que c'est ça qui vous dérange.
02:38 C'est-à-dire qu'en fait, il y a une démocratisation dans l'accès à la parole,
02:40 et que de fait, le niveau peut-être baisse du fait de cette démocratisation.
02:46 Mais moi, je pense qu'on peut tout à fait démocratiser en s'élevant, en allant vers le haut.
02:50 Ce n'est pas la démocratisation le problème.
02:53 Le problème, c'est la massification, et c'est l'illusion en plus
02:56 qu'on va pouvoir trouver grâce aux réseaux sociaux une forme d'égalité des positions.
03:02 Ça n'est pas vrai.
03:03 Ne soyons pas naïfs.
03:04 On n'est pas dans un espace qui serait une espèce de pureté
03:07 où chacun peut librement s'exprimer à égalité.
03:10 Ça n'est pas vrai.
03:11 Il y a des intérêts, et comme vous êtes une firme avec des milliards en jeu
03:15 et que vous soutenez un candidat au pouvoir suprême,
03:17 bien sûr que vous allez utiliser ces outils.
03:19 Bien sûr que vous allez pouvoir manipuler l'opinion.
03:22 Vous allez pouvoir faire passer des fausses informations.
03:24 C'est en partie vrai, mais il y a aussi une partie où le qui-dame peut s'exprimer
03:28 et peut avoir accès à l'espace public à travers Facebook, Instagram.
03:32 Mais c'est très bien.
03:33 C'est très bien que chacun puisse s'exprimer,
03:36 et évidemment, il y a accès et la possibilité d'exprimer son point de vue,
03:40 son identité, et soit respecté pour cela.
03:44 Donc moi, la question, c'est aussi celle du respect.
03:46 C'est aussi celle du respect des différentes personnes,
03:49 parce que si chacun s'exprime librement,
03:52 mais que ce qui en sort, c'est de la destruction mutuelle,
03:57 je ne vois pas véritablement le gain qu'on a.
03:59 Dans ce cas-là, c'est ce que décrit Hobbes, c'est-à-dire la guerre de tous contre tous.
04:02 Dans quelle mesure la crise de parole que vous décrivez est en fait une crise du langage ?
04:07 C'est une excellente question.
04:13 Je pense qu'il y a une transformation sans doute du rapport au langage
04:19 qui va dans le sens, par exemple, d'une réduction.
04:23 Puisque, avec des messages,
04:26 on a à la fois le côté rapide de l'oral et la fixité de l'écrit.
04:31 Ce qui pose d'ailleurs des problèmes, puisque on va mal interpréter.
04:34 C'est pour ça qu'on a inventé les smileys.
04:36 On va essayer d'expliquer,
04:37 et on sait très bien qu'un mail mal interprété peut en générer 30 et des crises,
04:41 alors qu'une discussion pourrait les résoudre.
04:43 Parce qu'on aura d'autres outils d'expression.
04:45 Et notamment, la parole, la parole sera portée par toute la personne.
04:49 La parole est portée par les gestes, les intonations.
04:52 Là, je parle avec tout ce que je suis.
04:55 Il y a aussi la responsabilité de l'émetteur de la parole.
04:58 C'est-à-dire que si l'émetteur a une maîtrise,
05:02 là-dessus c'est intéressant,
05:03 une maîtrise peu développée du langage,
05:09 il va avoir du mal à exprimer une parole,
05:10 et peut-être qu'il va tomber dans la violence,
05:11 dans le clash que vous dénoncez, etc.
05:13 Est-ce que finalement c'est une question d'éducation ?
05:15 Est-ce que c'est un problème de maîtrise du langage que vous soulevez ?
05:21 Le contraire de la parole, ce n'est pas le silence.
05:24 Le contraire de la parole, c'est la violence.
05:27 Le silence est une condition de la parole.
05:30 C'est une manière de créer de la résonance.
05:32 Si on ne maîtrise pas la langue, on est parlé.
05:36 On pense qu'on parle,
05:37 on pense qu'on choisit ce qu'on dit,
05:40 mais en fait on est parlé au sens où on est traversé par des messages,
05:43 des discours qu'on va répercuter, qu'on va reproduire,
05:46 on va avoir des types de langages, on ne s'en rend même pas compte.
05:49 C'est quoi les solutions finalement ?
05:50 Il y a le constat que vous faites, qu'est-ce qu'on peut faire ?
05:53 On peut faire beaucoup de choses, et on peut les faire ensemble.
05:56 La parole, ça s'apprend, ça se travaille.
05:58 Cette élaboration, pour moi, ça s'appelle un art.
06:01 Ce que j'appelle les arts de la parole,
06:02 ce sont sept piliers fondamentaux de la parole,
06:05 et sept dimensions de l'humanité.
06:08 Des arts qui sont des arts de la création,
06:11 le théâtre, la parole qui s'incarne, qui s'adresse,
06:14 la poésie, la parole qui s'invente, qui se formule,
06:18 le récit, la parole qui se raconte.
06:20 Trois arts de la création de la parole.
06:23 Des arts de la transmission, l'éloquence, pour convaincre,
06:27 la conférence, qui est l'art de transmettre,
06:30 qui est différent pour moi de simplement convaincre,
06:33 puisque toute vérité n'est pas simplement une opinion.
06:36 Et puis deux arts qui sont des arts de l'interaction,
06:40 le dialogue, la parole qui s'échange,
06:42 et le débat, la parole qui se confronte.
06:44 Déjà, le fait de dire, par exemple,
06:45 que le dialogue et le débat sont deux arts de la parole,
06:48 c'est une affirmation extrêmement forte.
06:50 Ça veut dire sortir le dialogue et le débat
06:53 de l'espèce de foire d'empoing, de l'espèce de pugilat,
06:56 de l'espèce de matraquage qu'on subit.
06:58 C'est au contraire considérer qu'il y a un certain nombre de règles,
07:02 des règles qui constituent une sorte de rituel, de cadre.
07:06 Il y a des règles pour un dialogue ou pour un débat.
07:08 On écoute, on n'interrompt pas,
07:11 ou s'il y a une interruption, elle est elle-même un peu encadrée.
07:15 On respecte la position de l'autre,
07:17 on fait en sorte de répondre,
07:18 c'est-à-dire de prendre en compte ce qu'a dit l'autre.
07:21 Si vous regardez le nombre de soi-disant débats,
07:23 vous avez simplement deux personnes
07:25 qui se pylônent mutuellement sans s'écouter.
07:27 Ce sont des pylonnages parallèles et des destructions mutuelles.
07:30 – Comment vous l'expliquez cette dégradation ?
07:32 Parce qu'on a parlé de dégradation de la parole,
07:34 mais aussi dans votre livre, une dégradation de l'écoute.
07:37 Comment vous expliquez cette dégradation de l'écoute ?
07:39 – Pour moi, les arts de la parole sont fondamentalement des arts de l'écoute.
07:45 Donc, revaloriser la parole, ça suppose de revaloriser l'écoute.
07:49 Et pourquoi une dégradation de l'écoute ?
07:51 Parce que, justement, comme on est complètement centré sur soi,
07:58 on n'a pas la disponibilité et la capacité d'attention.
08:01 On a de moins en moins de capacité d'attention.
08:03 On est saturé de messages.
08:05 Au point d'ailleurs que le droit à la déconnexion,
08:08 le droit à un moment donné d'arrêter de recevoir,
08:10 et puis l'injonction de répondre, l'injonction de répondre.
08:14 On reçoit un mail, on répond pas, une demi-heure après,
08:17 le même mail transféré, tu as reçu mon mail,
08:19 on répond pas, une demi-heure après, texto, tu as vu mon mail.
08:21 Donc, on est constamment, avec cette espèce d'injonction,
08:24 à devoir répondre, mais répondre dans une espèce de tac au tac,
08:28 dans une espèce de ping-pong.
08:30 Donc, évidemment, c'est défavorable pour l'écoute.
08:32 *Bruit de détonation*
08:34 [SILENCE]

Recommandations